Tribune de Evguénia Markon

Qui a dit : « ll faut rester patient et les choses bougeront. Même en six mois, ça ne peut pas changer comme ça. Si on reste mobilisés, unis, à mon avis les choses changeront »? Cette petite musique, on l’entend régulièrement chez des soutiens médiatiques des Gilets Jaunes ou les gnangnans. Ceux qui organisent ou encouragent depuis janvier de longues marches déclarées et encadrées par des forces de l’ordre qui nous matent, nous imposent leur rythme et leur scénario sadique, inlassablement, et au terme desquelles on nous somme de rentrer gentiment chez nous (alors qu’on était là pour aller chez Macron chez lui, non?). Ceux qui nous demandent d’endurer les gaz, les blessures, nos blessés graves et de comprendre que les procédures pénales contre les violences policières sont longues (en fait, elles n’aboutissent quasiment jamais !). Ceux qui nous disent depuis des mois que les forces de l’ordre sont fatiguées, prêtes à déposer les armes là, demain. Ceux qui nous assurent qu’on gagnera la bataille par la conquête de l’espace médiatique et la sacro-sainte opinion publique, que ces (autoproclamés) leaders d’opinion occupent gentiment pour nous. Ce sont les François Boulo, François Ruffin, Philippe De Veulle, les conférenciers du RIC, les petits soldats socdem des politiciens locaux, parmi d’autres. Ils sont de gauche (pour les deux premiers) ou de droite dure (pour le troisième), qu’importe, c’est la même chanson. Ils rappellent les députés du Tiers état, avocats, médecins, professions libérales, gens d’affaire qui ont pris dès le début le pouvoir dans les assemblées populaires de la Révolution française, et ont mis de côté le monde paysan et le petit peuple des villes. Ils ont imposé un langage démocratique et des codes (comme aujourd’hui le RIC) pour exclure des tribunes ceux qui « parlent mal » et leurs expériences. Ils ont été les vainqueurs de la Révolution.

Admettons, que ces soutiens veulent le bien du mouvement des Gilets jaunes. Quoique qu’on ne peut pas s’empêcher de penser que Ruffin y joue aussi des ambitions politiques de moyen terme et que De Veulle, habituellement avocat de flics, travaille aussi ici pour les dossiers de ses clients, et qu’il n’a pas perdu par enchantement dans le mouvement sa conception sécuritaire de la société. Soit, admettons qu’ils ont été eux aussi séduits par le mouvement. Il ne s’agit pas ici de diviser, de remettre en question leur engagement et leurs apports. Mais apprenons de l’histoire. Perdons patience, positivement. Ayons plus confiance en nos intuitions et notre feu, ce feu qu’on sent quand on se parle en face-à-face, aux ronds-points et en manifs. Toutes ces heures où l’on se parle, se rencontre, échange nos idées, nos joies et nos galères. Notre communauté jaune du quotidien.

Ces soutiens peuvent se permettre de faire preuve de patience et nous demander d’être patients. On leur enseigne cela dans les classes sup. Quelque soit le résultat du mouvement, ils gagneront de toute façon en popularité, ils nourriront leurs réseaux. Ils sèment maintenant pour des campagnes qu’ils conduiront plus tard. De leur côté, les Gilets jaunes lambda, qui n’ont rien à gratter en terme de popularité (à part les quelques figures influentes et éphémères sur Facebook), ni de business politique ou de carrière à rôtir sous le soleil jaune, se prennent la répression policière et judiciaire en pleine gueule, physiquement et avec des répercutions à long terme dans leur vie sociale et pro. Je pense aux 2000 GJ condamnés par la justice, aux 800 qui ont pris du ferme et aux 1800 en attente de leur jugement. Je pense aux 600 blessés et aux 24 éborgnés. Ils sacrifient tout, santé, temps, argent. On entend d’ailleurs beaucoup moins parler des incarcérés que des blessés par ces soutiens. Or, il n’y a pas de mauvais ou bons manifestants, notre mouvement est un tout. Nous soutenons tous les jaunes. Nous sommes une famille, comme on aime à le dire.

Le système tire sa force de sa patience, de sa régularité dans sa surdité et sa violence. Ils nous livrent une guerre d’usure. Notre force n’est pas la patience et la routine. Nous ne sommes pas des boeufs de trait, de la chair à LBD. Nous ne sommes pas des victimes ni des martyrs. Notre force est dans nos expériences partagées, notre réflexivité tactique, notre spontanéité, notre capacité à s’entendre entre impulsifs-persévérants, nos fulgurances. Tout ce qu’on n’obtiendra pas maintenant, on ne l’aura jamais. On ne lâche rien.

Crédit Photo : Le Désastre / Jérémie Rozier