Ce week-end du 3 et 4 août a vu naître une mobilisation des livreurs à vélo Deliveroo sans précédent. Dans une dizaine de villes en France, des coursiers se sont rassemblés pour protester contre la nouvelle tarification que vient d’imposer brutalement la société anglaise en pleine période estivale, faisant disparaître le tarif minimum par course.

La politique tarifaire n’a cessé de diminuer depuis le lancement de la plateforme en 2015. Assurant dans un premier temps un minimum horaire de 7,50€ + prix de la livraison, elle passe à une rémunération à la course en 2017, puis aux kilomètres parcourus avec un minimum variable de 4,50€. La cerise sur le gâteau est annoncée lundi 29 juillet avec la disparition d’un tarif minimum laissant ainsi place à des propositions de commandes indécentes avoisinant les 2,50€. La plateforme justifie cette nouvelle politique tarifaire en assurant que les courses les plus longues seront quand à elles mieux rémunérées. Une manière pour la multinationale de lutter contre les coursiers qui refusent des commandes trop longues car trop dangereuses, et pas assez rentables puisqu’ils reviennent trop souvent des périphéries à vide. Pour rappel, Franck Page, un jeune coursier travaillant pour Uber Eats est décédé cet hiver, accroché par un camion alors qu’il livrait en périphérie de Bordeaux aux abords d’un échangeur autoroutier, un endroit trop dangereux pour les cyclistes.

L’appel du CLAP (Collectif de Livreurs Autonomes Parisiens) a été rapidement entendu par plusieurs collectifs qui se sont massivement organisés sur les réseaux sociaux. Samedi 3 et dimanche 4 août entre 19h et 22h, des centaines de coursiers se sont rassemblés entre Paris, Bordeaux, Toulouse ou Besançon dans le but de refuser toutes les commandes proposées par l’application, bloquer des restaurants partenaires et alerter l’opinion publique.

Pour Edouard, secrétaire général du CLAP, la mobilisation des coursiers a commencé il y a déjà plusieurs années, mais cette nouvelle tarification « a convaincu des livreurs plutôt réticents aux syndicats qu’il fallait de véritables structures locales et nationales de représentation », faisant grossir les rangs des livreurs en grève. Les revendications portées par les collectifs de coursiers sont les suivantes :

    • Retour a un tarif minimal de 5.50€/course pour une zone de 3km + 1€ par km parcourus

    • Retour des minimums forfaitaires les week-ends

    • Retour des bonus intempéries

    • Une transparence sur l’algorithme

    • Obligation de négocier avec les travailleurs pour tout changement de contrat

Edouard et ses camarades sont déterminés à prolonger les actions de blocages et de déconnexions massives jusqu’à ce qu’il y ait une véritable négociation avec la direction de Deliveroo, ce qui n’est jamais arrivé depuis 2015 : « Ça fera perdre beaucoup de sous et beaucoup de clients à Deliveroo, histoire qu’ils aient un aperçu du sentiment que ça fait de perdre de l’argent comme ça du jour au lendemain ».

Dimanche soir à Nantes, une trentaine de livreurs étaient présents sur le cour des 50 otages. Les coursiers étant constamment atomisés dans la ville, tous ne se connaissent pas mais les rencontres se font vite. Les échanges sont vifs et engagés, on ressent un besoin urgent de se parler, de se fédérer.

Yoro, livreur à temps plein depuis 2017, s’adresse au passants : « Deliveroo profite de nous, c’est de l’esclavagisme moderne ! Depuis une semaine, on est payés 2,90€ pour livrer vos repas, notre chiffre d’affaire a chuté de 30% ! Ils nous prennent pour des chiens ! ». Un autre livreur continue : « On nous pousse toujours à aller livrer plus loin, plus vite. Pour eux il n’y a que le rendement qui compte. Tout ça c’est une question de dignité ! ».

A côté, Dorian et Damien, tous deux membres des Bikers Nantais, un collectif de livreurs en lutte pour de meilleures conditions de travail, scrutent leurs smartphones pour constater les répercutions de la grève sur les restaurants de la ville. 70 voire 80 minutes d’attente pour une pizza et la moitié des restaurants partenaires se sont déconnectés de l’application. « Ça nous amuse pas de perturber les restaurateurs comme ça mais c’est notre seul moyen de pression. Le chiffre d’affaire de Deliveroo a pris un coup ce week-end ».

Jusqu’à 22h, les propositions de commandes défilent sur les applications : 2,90€, 2,81, 2,76.. record battu. Ensemble, ils s’indignent en constatant la baisse significative qu’engendre ce nouvel algorithme. Pour terminer la soirée, le cortège de vélos, gyroroues et scooters s’élance dans la ville laissant rugir leurs klaxons et en scandant des : « Deliveroo, délivre-nous ». Après une photo de groupe, les coursiers se quittent en se donnant rendez-vous le samedi 10 août pour un nouveau week-end de grève. Yoro conclue : « Les gars, à Paris ils ont déjà annoncé la prochaine grève, faut qu’on se cale avec eux et les autres villes pour la suite, faut rien lâcher c’est maintenant que ça se passe ».

Ce mouvement national et inédit saura-t-il inverser le rapport de force et redonner une once de dignité à ces travailleurs uberisés ? Les plateformes se protègent depuis le départ derrière le turnover des livreurs et la conviction que la flotte des coursiers ne serait constituée que d’ignares étudiants de passages. Ils se permettent donc de jouer avec les conditions de travail de manière insolentes et intolérables. Le recours au statut d’autoentrepreneur permet aux plateformes de ne pas payer un centime de cotisations sociales et de contourner le code du travail en toute impunité: pas de congés payés, d’arrêts maladies ou de primes de précarité. Certes, les jeunes qui entrent dans le monde du travail par la porte de l’uberisation n’ont pas de références et sont donc difficiles à mobiliser, mais la situation actuelle montre bien que beaucoup de coursiers se sont emparés de ces applications pour en faire leur gagne pain quotidien. Et c’est bien normal dans un pays où le chômage frôle les 10% et les discriminations à l’embauche sont trop fréquentes. On fait ce qu’on peut en Macronie, suffit pas de traverser la route.

Ces travailleurs autoentrepreneurs, donc en théorie libres, sont en réalité économiquement dépendants des plateformes et se retrouvent emprisonnés dans une spirale infernale de travail. S’arrêter de pédaler durant quelques jours, pour des congés par exemple, fait chuter leurs statistiques et ne leur permet pas de s’inscrire aux créneaux les plus intéressants la semaine suivante. Les coursiers sont constamment sous pression psychologique : pistés par GPS, rappelés à l’ordre en cas de retard de quelques minutes, notés par les clients… De plus, plusieurs coursiers se sont vu remercier des plateformes car leurs paroles sur les réseaux sociaux s’avéraient trop dangereuses, trop conscientes ou trop proches de mouvements syndicaux. Faire grève coûte cher pour n’importe quel travailleur en lutte, mais les livreurs Deliveroo, Uber Eats ou encore Stuart sont aux avants-postes d’une extrême précarité qui rend toutes mobilisations dissuasives : c’est là toute la stratégie des plateformes, et tout le mérite des coursiers en colère qui osent la grève.

Round 2 samedi 10/08 à 19h.