Cléone,

J’ai lu ta missive écrite depuis le futur, façon lance-flammes sans recul. Bouleversante de sensibilité et de justesse, chargée de sainte colère, celle que même les montagnes ne peuvent stopper. Je l’ai lue et relue, comme on sirote un exquis single malt, en te suivant à travers l’Histoire, au pas de tes mots articulant ténèbres et lumière. Esclave capturée au Congo par la noirceur insondable du mâle blanc, tu as pris la clé des champs en brisant les chaînes de cet asservissement. Marronne ou rien. Qui t’entendra ? Enfoncées dans le bruit de la Marchandise à tous les étages du pouvoir d’achat, les cohortes de la servitude volontaire continuent de mettre de l’eau au moulin du Détriment sur Terre. Pour un Levi’s 501, une escapade aux Seychelles, des Weston en croco, un robot-mixeur, un écran plat, pour le dernier-né de Apple, pour payer le loyer, pour se soigner, pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises. Ils/Elles continuent de se lever tous les matins que le Soleil fait, quelle que soit la saison, sous toutes les latitudes, au nom du travail. Emportés par le tapis roulant de la routine, cet assujettissement ne leur saute pas aux yeux, rouages parfaitement intégrés du dispositif cannibale qui utilise leur existence au profit d’un aréopage de milliardaires en devises-clés et se réservant le privilège exclusif de vivre, eux, dans la félicité permanente. Quand des myriades d’enfants meurent d’inanition parce que leurs parents sont démunis.

Refuser de faire partie de la caravane des dindons farcis demande un courage inouï que trop peu ont en ces jours insipides, Cléone. C’est bien plus confortable et facile de s’accommoder du climat suscité par la soumission à l’argent, cette vénalité ordinaire qui ne dit pas son nom et se pare de vertus fleurant l’encaustique des bancs de monastères. La planète bat pavillon de soumission au Lucre sous toutes les latitudes, avec ce que cela comporte de surdité obligée. Ce mur de granite auquel se heurtent les voix contraires comme la tienne, porteuses de tumulte dans le douillet ronronnement des acquis. Il y a belle lurette que cette gent mixte ne prête plus l’oreille qu’à la musique douce de l’oseille par tous les moyens. Plus que jamais le fric est inodore, alors même que son emprise sur les existences frise désormais la constriction, moyennant la dématérialisation croissante. L’argent accède à la qualité de médium produisant un milieu dans lequel les corps immergés d’une aube à l’autre ne sont que des débouchés pour le Marché. Réduire la voilure des besoins a le potentiel de porter un coup décisif à ces empires de biens et de services. Se désister ici et là, demain, sous toutes les latitudes, du Coca & Co, des cigarettes et plus, de toutes les inclinations sans issue. Qui osera descendre sine die du tapis roulant après avoir lu ta lettre publique, chère marronne qui fit naguère le serment de Bois Caïman, l’acte fondateur d’une Ayiti libre ?

Qui se joindra à cette conjonction des insubordinations à laquelle tu appelles si ardemment? Tu as mille et une fois raison, ardente Cléone : on ne demande pas justice à la main qui étrangle, on la coupe pour respirer à nouveau, c’est tout et ça ne souffre point de discussion. Il y va de vie et/ou de mort sur ce palier. L’empire de la futilité ne cesse de gagner du terrain chaque jour, chaque heure, chaque seconde, multipliant sur 360° ces mirages hypnotiques auxquels succombe l’ingénuité en toute ignorance entretenue par la médiarchie et ses affidés. Subjugués par les promesses irisées des Féticheurs, une large fraction de nos semblables renonce au libre arbitre et ses chemins de traverse si incertains mais poétiques, en échange d’un statut assuré dans une geôle dont les murs pour invisibles qu’ils soient n’en sont pas moins hauts et solides. La lucidité n’a rien à voir avec une croisière dans les Caraïbes à bord du Harmony of the Seas : c’est, dixit René Char, la brûlure la plus rapprochée du Soleil. Au regard des plus de 7 milliards de Bipèdes que nous sommes à arpenter la planète today, les Lucides ne sont encore qu’une goutte d’eau dans la mer.

Le capitalisme n’est nullement entré en phase terminale. Au contraire et tirant parti des critiques les plus virulentes, il met le grand braquet par ces jours sous algorithmes, big data et calcul quantique. Sa forme accomplie dans l’Histoire s’approche et elle ne tardera plus à se manifester, intelligence artificielle et blockchain aidant. Cette fascinante panoplie technologique ne vise en effet pas à un autre projet que permettre son apothéose, entre câbles sous-marins reliant les continents et essaims de satellites placés en orbite géostationnaire. La Nasse est en place, Cléone, pour ce New Big Game que va orchestrer le trading à haute fréquence depuis les black pools, ces places de marché qui font concurrence désormais au Nymex & Co et où s’échangent entre investisseurs des volumes insensés de titres à l‘échelle de la milliseconde. L’Hydre du profit à tout prix se porte comme un athlète préparant les jeux olympiques d’été et la Grande Altération suit son effroyable cours entropique dans l’écoumène. Qui se désistera et descendra du tapis roulant, céleste Refuseuse ?

Lionel Manga