Mardi dans Paris, le mouvement social a connu une journée très étrange. Bien que plus faible que la journée historique du 05 décembre, la mobilisation était encore exceptionnellement forte (plus de 100 000 personnes dans la capitale). La détermination plus que jamais présente. L’espoir aussi. Un cortège de tête de plusieurs milliers de personnes. Et pourtant…. mardi, le pouvoir n’a pas tremblé. Il n’a même pas semblé sous pression. En témoigne la réponse d’Edouard Phillipe le lendemain, qui, non seulement confirme la réforme mais va même encore plus loin.

Mardi, pour la première fois, on a vu un black bloc de plusieurs centaines de manifestants marchant tranquillement de Montparnasse à Denfert en étant constamment entouré de policiers. Une nasse mobile. Si la tactique avait déjà été éprouvée sur la fin des manif contre la loi Travail en 2016, c’est la première fois qu’elle a été aussi imposante et qu’elle s’est passée sans la moindre contestation. Un an plus tôt, pour l’acte 3, les Gilets Jaunes étaient deux fois moins nombreux dans Paris (8 000 selon la préfecture mais probablement 30 à 40 000). Mais ce jour là, le gouvernement était en alerte maximale. Voire en panique.

On se rappelle que c’est entre autre le fait de n’avoir pas voulu se faire fouiller aux check points de la police qui avait permis de sortir du cadre prévu par la préfecture et de regrouper puis d’éparpiller ainsi plein de groupes révoltés dans les quartiers bourgeois.

Ce n’est pas tant le degré de violence qui interroge que le respect bien sage des règles édictées par le pouvoir pour exprimer sa contestation. Car ces règles sont évidemment faites pour que le pouvoir ne soit pas dérangé. Or, depuis plusieurs mois, l’envie est claire de déranger le système, de le faire dérailler, de le changer. De plus en plus de personnes se lèvent face à ce monde abject qui se construit pour le compte de quelques privilégiés au détriment des autres et de la planète.

Gj, écolos, étudiants et même syndicalistes : rarement il n’y avait eu en France et dans le monde autant d’appel à la rébellion. Difficile dans ce paysage là de comprendre l’apathie de la manif parisienne du 10 décembre.

Bien sûr, la répression ultra violente et aveugle du pouvoir peut être une des raisons. Bien sûr que le cordon de policiers qui entoure tout le cortège de tête a dû refroidir certains manifestants. Aussi, deux éléments clés ont fait récemment leur entrée du coté de la répression : La reconstitution des équipes de voltigeurs (appelés les bravm) qui avaient été dissouts après le meurtre de Malik Oussekine et la promulgation de la loi dite « anti-casseur » qui punit le simple fait d’avoir sur soi un masque de protection pour les gaz. D’un coté une tactique meurtrière offensive et de l’autre la soustraction des moyens de défense des manifestants face aux attaques de la police.

Il n’empêche : être des dizaines de milliers ensemble, dans la rue, et dans une colère commune, devrait donner la force de refuser d’être traités comme des moutons qu’on amène d’un point A à un point B. Laisser la police entourer et guider les manifestants, c’est leur accorder une ascendance sur nos vies et nos luttes.

Comment un cortège qui combat l’oppression et la répression policière peut se laisser guider par ces mêmes policiers qui ont autant mutilé, blessé et tué ?

On l’a encore vu mercredi avec les annonces d’Edouard Phillipe, ce pouvoir ne jure que par et pour les plus forts. Ils ne donnera rien au plus faible.

Ce que les plus faibles obtiendront, ce sera en le prenant et non en le réclamant gentiment. Au Chili ou à Hong Kong, les manifestants ne suivent pas les ordres de la police qui leur dirait quelle rue emprunter et à quel rythme marcher. Si nous laissons ces agressions permanentes faire loi et les bottes policières s’essuyer sur nos libertés fondamentales le futur sera terrible.

En tout cas, si cette pratique de la nasse mobile du cortège de tête persiste, c’est probablement la fin même du cortège de tête. Car mardi, il y avait souvent plus de vie et de joie à l’arrière du cortège de tête, voir même au début du cortège syndical, là où il n’y avait pas de policiers. Et c’est assez logique : comment être léger et joyeux quand on marche juste à côté de policiers ultra armés et menaçants. Ces mêmes policiers ayant blessés et mutilés des manifestants depuis des mois. On ne peut pas manifester dignement en étant en permanence menacé de leur LBD et lacrymo.

A travers ce constat, l’idée n’est pas d’inciter à la violence. Mais c’est un constat : ce cortège de tête était l’un des plus apathique et triste de l’histoire. Et la présence proche et intrusive de la police y est sans aucun doute pour beaucoup. La préfecture a été totalement satisfaite de cette journée du 10 décembre. Il y a donc fort à parier qu’elle reconduira cette technique. Manif après manif, le cortège de tête pourrait devenir de moins en moins un espace de liberté et d’expression, mais l’endroit où on marche entouré de policiers. Jusqu’à n’être plus assez massif pour exister.

Mardi, il y aurait pourtant eu des espaces d’expressions et de rebellions possibles pour empêcher cette marche mortifère : refuser d’avancer tant que la police ne se retire pas, ou encore entourer les policiers de manifestants les mains levés, comme l’ont fait les pompiers le 05 décembre, décider de repartir en sens inverse ou même refuser de rentrer dans le parcours et continuer à manifester par groupe tout autour… En bref, trouver un moyen de faire l’inverse de ce que le dispositif attendait des manifestants.

Qu’on se le dise. Ce gouvernement n’est pas impressionné par les manifestations de masse. Il peut très bien attendre qu’elles se tassent, que les gens s’épuisent et qu’ils n’aient plus suffisamment d’argent pour continuer les jours de grève. Nous vivons un moment historique de convergence des ras le bol. Nous avons le nombre, nous tenons la grève, nous ne pouvons pas tout laisser filer dans le calme et l’apathie. Le moment est idéal pour libérer nos passions, pour faire exploser nos désirs qui sont jour après jour gommés par le mode de vie capitaliste. Réinventer ce monde ne se fera pas sans exulter, pas sans se laisser la place pour rêver et pas sans détruire le système garant de l’ordre bourgeois.

Nous entendions récemment un gréviste dire au secrétaire d’Etat aux Transports venu sur un piquet de grève : « Vous bossez pour le CAC 40, et ceux qui produisent les richesses vous les laissez crever ». Sauf que si l’on continue de produire des richesses ainsi tels des machines, si nous continuons tranquillement à revendiquer des améliorations de travail ou de retraite, nous n’obtiendrons rien, car nous continueront à jouer à la table de ceux qui ont les cartes en mains. Afin de rebattre le jeu, nous devons avoir un coup d’avance, être là où on ne nous attend pas. Ce mouvement social doit dépasser la simple question de la sauvegarde du système de retraite. Honnêtement… Si nous sommes là c’est pour un tas de raisons, et la réforme n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Comme la taxe carburant en novembre dernier qui entraina le mouvement des gilets jaunes. Alors débordons, sinon nous coulerons.

« Il n’y aura pas de retour à la normale car la normalité était le problème ». (Slogan vu au Chili, où la contestation sociale et la répression barbare a complétement changé les mentalités)