Chronique sur la vie dans la rue durant le début du confinement, dans le nord de Paris, autour du quartier de La Chapelle dans le 18eme arrondissement, Covid 18 est un reportage qui redonne beauté et dignité aux quartiers populaires filmés pendant le confinement. Nous avons interviewé les réalisateurs qui sont aussi des habitants du quartier et mettons en lien leur film qui est paru sur Street Politics (durée : 41 min).

Le 18ème arrondissement est entré avec perte et fracas dans l’actualité du confinement. Au marché de Château Rouge une commissaire méprise et engueule les habitants, des policiers mettent violemment à terre une jeune femme, les contrôles sont hyper autoritaires, parfois violents et les amendes pleuvent. Comment avez-vous vécu ces images qu’on a pu voir sur les réseaux sociaux et à la télé ?

Au moment où sont tournées les images dont vous parlez, je me trouve moi-même à Château Rouge empêtré dans un interminable contrôle de police où l’on me postillonne dessus en me menaçant à moins de 30 cm du visage et en m’expliquant que le masque FPP3 que je porte (retrouvé intact dans mes affaires du samedi) ne sert à rien. Je suis dans mon quartier et on m’empêchera non seulement de filmer mais aussi de circuler. Ces images et l’usage qui en a été fait ont fait beaucoup de mal aux commerçants, à la majorité des habitants et aux habitués du quartier. Nous sommes actuellement en train de réaliser un petit reportage avec des commerçants et des habitués du marché Dejean. Ils nous racontent comment « le décret unique en France » qui a suivi cette séquence médiatique, imposant la fermeture des commerces alimentaires, s’inscrit dans une problématique plus large et dans une temporalité plus longue.

En ce qui nous concerne, la couverture des médias ne nous a pas trop intéressés, nous étions indifférents à leur traitement car nous en avons pris l´habitude. Ils disent toujours du mal de notre quartier, ils s’en servent même souvent comme symbole. A Château Rouge ce jour la, les flics ont principalement « fait le show », ici tout le monde sait ça. Ailleurs ils ont fait du sale. A Jaurès par exemple ils ont rabattu tous les sdf et les toxicomanes vers la Rotonde de Stalingrad en les contrôlant partout ailleurs dans Paris pour mieux les taper et les gazer lors de leurs interventions sur la place. Il y a un monsieur qui en parle très bien dans CoVid 18.

Quel était le dispositif pour faire le film ?

Le dispositif de confinement qui s’est imposé dans nos vies était brutal mais notre caméra était déjà bien habituée à la présence des CRS. En « temps normal » c’est elle qui nous sert à alimenter le site streetpolitics.eu en vidéos sur l’actualité des luttes. En fait nous n´avions pas vraiment de dispositif. La réalisation de ce reportage était quotidienne, « confinée », nous sortions peu et filmions encore moins… Le résultat lui-même ne représente qu’une infime vision de la réalité que nous avons traversée et qu’a traversé le quartier de la Chapelle durant le confinement. C’est une vidéo qui traite un peu de tout à la fois, dans des temps courts, dans un périmètre donné, à l’échelle de notre propre quartier où nous étions confinés. Il est vite devenu évident que toutes ces brèves sorties conjuguées ne formeraient au montage qu’une seule journée, la longue journée des premiers temps du confinement, où l’on voit le spectre du virus partout mais avec toujours en premier plan des gens à la rue, des flics et des ambulances.

Dans notre quotidien, il y a tous ces petits moments hallucinants comme lorsque tu es le seul client dans ton magasin alimentaire habituel et que les keufs entrent et mettent un coup de pression faussement amical au responsable derrière sa caisse. Et le lendemain, le magasin est fermé par décret du préfet Lallement. Il y a aussi ce témoignage d’un type à la rue qui sort du tribunal pour avoir squatté pendant une nuit un bar fermé à cause du confinement et qui te raconte que les tribunaux sont blindés de comparutions immédiates pour des faits de rébellion lors des contrôles d’attestations corona. Il y a aussi tous ces nombreux témoignages qui parlent des différences entre les « patrouilles corona », plus cordiales, et les flics du quartier qui en profitent pour régler leurs comptes et viennent chercher les gens directement lorsqu’ils les croisent. Ce que j´ai vécu de plus glaçant lors du « tournage » c’est peut-être ce moment où une infirmière du Samu explique à une voisine que sa mère allait être emmenée à Lariboisière mais qu’il n’y avait pas de place en réanimation pour les personnes comme elle. Elle venait déjà de rentrer d’un long séjour à l’hôpital une semaine auparavant. Elle s’appelait Catherine Amba Ngono, elle avait 84 ans et elle est décédée quelques jours plus tard. Bref… il y avait aussi beaucoup d’autres témoignages que nous n’avons pas filmés, comme celui de cet exilé Sénégalais qui s’est retrouvé à la rue, après avoir été sorti du CRA. Il assurait lui-même qu´il aurait préféré être expulsé du pays plutôt que de devoir vivre ça. Enfin il y a surtout cet incessant ballet d’ambulances sur les boulevards qui te montre comment les quartiers populaires sont particulièrement touchés par le virus. Il me semble que le reportage résume cela plutôt bien.

Au tout début, rappelez-vous, l’annonce du confinement a pris beaucoup de monde de court : c’est ce que l’on a appelé « la stratégie du choc ». A ce moment beaucoup de Parisiens quittaient précipitamment la capitale tandis que d’autres se ruaient sur les magasins pour y faire des courses (parfois pour quitter la ville après, ou pour rentrer se confiner en banlieue). Beaucoup de gens prenaient des photos. A ce moment-là c´était encore quelque chose d´étrange…

Nous étions deux, confinés dans le 18e où nous vivons depuis toujours, et nous étions en train de travailler sur le montage d’un film sur des gilets jaunes de l’Oise. Et c’est devenu vite évident que nous devions en même temps prendre le temps d´essayer de saisir ces moments qui étaient en train de marquer les vies et de transformer la ville.

Tout votre film est traversé par une guerre aux pauvres menée par la police. Et pourtant on y voit aussi des moments de grâce, des moments très beaux. Quel était l’enjeu pour vous de faire ce film ?

La guerre aux pauvres ne date évidemment pas du confinement, elle est devenue visible de manière spectaculaire à ce moment-là, et la police s’en est effectivement emparé à bras le corps. Cela fait longtemps que les habitants historiques du quartier déménagent dans le 93 ou y sont relogés au nom de la lutte contre l’habitat insalubre. Le quartier poursuit une mutation forcée par les pouvoirs publics qui le dénaturent tout en renforçant un climat délétère entre les gens. Dans les années 2000, si tu voulais un paquet de clopes du bled, tu allais à la seule épicerie de nuit ouverte rue Marx Dormoy et aucun riverain ne se plaignait « du trafic de rue ». Les usagers de crack pouvaient compter sur un tissu associatif plus dense et moins précaire qu’aujourd’hui et l’ambiance du quartier était plus apaisée et regorgeait d’initiatives discrètes. Peu à peu, au nom de la lutte contre l’habitat insalubre et au nom de la « mixité sociale », la mairie a entreprit un plan de reconstruction similaire à celui de la Goutte d’Or au début des années 90, cette fois ci en préemptant la destruction et la reconstruction des immeubles et en fournissant la part de logements sociaux obligatoire à des catégories sélectionnées comme les étudiants via le CROUS par exemple. Souvent, au rez de chaussée de certain de ces nouveaux immeubles, on trouve des boutiques ou des restaurants modernes et vides. En 2019, la mairie de Paris a annoncé publiquement être prête à déclencher les « feux de l’enfer » sur « les commerces de mauvaise foi » « qui vendraient tous la même chose » à en croire les publicités ‘Lycamobile’ présentes sur nombre de magasins du secteur. Les besoins réels des habitants qui fréquentent ces commerces au quotidien et des habitués du quartier qui les font vivre en y venant faire leur courses ou retrouver leur proches, sont niés volontairement tandis que sont créés des espaces pour répondre aux besoins d’une autre catégorie de population, celle que l’on cherche à faire venir. Certains habitants, presque exclusivement des propriétaires, soutiennent très activement cette politique urbaine dans l’espoir de pouvoir tirer un immense profit de la vente de leur appartement, une fois le quartier transformé. Pour ce faire, ils tweetent et abreuvent la fachosphère d’images prises depuis leur balcons ou l’on voit des vendeurs à la sauvette et des rafles, accompagnées de pouces bleus en l’air. Cette situation est identique mais avec des implications différentes à la Chapelle comme à Château rouge. La présence policière et la fermeture des espaces publics qui a suivi le mouvement de solidarité avec les campements d’exilés, principalement de l’Afrique de l’est sur la Halle Pajol et dans tout le quartier entre 2015 et 2018, a focalisé l’attention sur l’implication de la police dans la gentrification du quartier via les opérations de démantèlement. Les campements ont été aujourd’hui repoussés, dans le quartier de la Plaine à Saint-Denis. En Novembre 2019, la colline du Crack de la Porte de La Chapelle a été évacuée, d’où l’errance de plus de 300 usagers de Crack dans le quartier pendant le confinement.

Qu’est-ce qu’a changé le confinement dans la guerre aux pauvres menée par la police ?

La police était naturellement très fortement présente au début du confinement autour de La Chapelle car le quartier est classé « zone de reconquête républicaine » après avoir fait partie des premières Zone de Sécurité Prioritaire de France. Des renforts liés au corona se sont vite déployés, et les flics ont pu régler certaines de leurs besognes habituelles avec une liberté d’action accrue par l’état d’urgence sanitaire. Ensuite c´était plus en mode présence continue sur des points fixes, contrôles sélectifs mobiles, harcèlement des commerçants et pêche aux amendes. Il y avait des gendarmes, des Crs, la Bac, des agents de la ville, on avait l´impression de vivre dans un grand terrain d´entrainement de contrôle social totalitaire au nom de l´application de règles sanitaires qu´ils ne respectaient eux même pas du tout. Puis à notre grande surprise, le préfet ordonna la fermeture de trois commerces alimentaires essentiels au quartier : résultat, la queue au monoprix était interminable. Ça a frappé le quartier de manière violente, il n’y avait plus d’endroits bon marché pour faire ses courses et tout le monde s’en est plaint. A la différence de Château Rouge où ce sont les clients vivant hors du quartier et les commerçants qui ont souffert du harcèlement policier dirigé contre eux, à Marx Dormoy, c’est une grande partie de la population résidente qui a été privée de ses commerces essentiels de proximité. C’est le seul quartier de France dans ce cas il me semble, alors que la précarité de beaucoup conduit aujourd’hui à une immense queue pour la distribution alimentaire devant la mosquée détruite de Barbès par exemple. Les gens dans la queue prennent même des photos de la file, tellement elle est longue.

Toutes ces logiques à l’œuvre depuis longtemps ont été exacerbées avec le confinement, comme partout, je pense. Vous l’aurez compris, nôtre quartier n’est pas seulement un quartier exclusivement populaire, c’est un quartier où l’extrême pauvreté des mal-logés et des sans-abris côtoie des lofts huppés avec des nouveaux résidents, qui se rendent au monoprix sans masques et avec beaucoup d’énervement parfois. Nous ne sommes pas en banlieue, nous ne sommes pas dans le centre de Paris, on est dans le 18eme et il s’en dégage toujours et encore un climat unique dans Paname. L’âme d un petit Paris qui résiste, avant tout en étant insaisissable pour les flics et les pouvoir publics et que nous avons cherché à présenter, en lui rendant hommage.

Dans le reportage, les moments de beauté dont tu parles ont été vécus comme tels par la quasi omniprésence de la musique dans les rues. La musique était un élément très important au début du confinement. Les nombreuses scènes musicales qui servent avant tout à rythmer le récit ont été enregistrées dans la rue le plus souvent depuis les fenêtres des appartements et se sont toutes imposées au montage de cette manière là. Au-delà de la musique, il ne s’agissait pas de proposer une vision romantique du confinement mais de rendre compte de l’installation émouvante d’un nouveau cadre, inédit et brutal, qui s’emparait de nos vie et semblait nous relier tous en nous affectant de manière radicalement différentes en fonction de notre classe, des discriminations subies… le confinement a agi comme un révélateur de la violence sociale et politique. La police n’avait au final que relativement peu d’emprise réelle sur la lutte contre la pandémie, au-delà de leurs objectifs répressifs précis et ils s´en sont donnés à cœur joie, dès le début du confinement. Aussi il y a de l’amour dans ce reportage, c’est celui qui relie nombre d’entre nous à ce quartier et que nous n´avons pas su contenir au montage 🙂

Comment avez-vous organisé les tournages et les rencontres en plein confinement et sans carte de presse ?

Pour ce qui est du tournage, nous avons fait de manière complètement aléatoire, sans plans précis. Nous aussi étions affectés par la situation, nous sortions en alternance une heure maxi par jour, nous promener dans le quartier pour faire des courses, prendre l’air et quelques clichés du moment, comme la plupart d’entre nous l’avons fait avec un téléphone portable. En sortant notre caméra dans nos rues, nous avons eu spontanément beaucoup de gens qui se sont manifestés derrière leur masques, ou en nous faisant des signes à distance, des gens se rapprochaient de nous, et nous n’avons cherché à aborder personne en particulier. Comme cela marchait bien et que le rythme et la manière nous semblaient naturels, nous nous sommes prêtés au jeu, sans même penser à appeler nos connaissances militantes ou autres voisins qui auraient pourtant eu beaucoup de choses intéressantes à nous raconter. Nous nous sommes laissés entrainer dans ces dérives urbaines quotidiennes, stupéfaits par l’ampleur de ce que révélait le confinement, en terme de logique classiste ou raciste de la société. Le fait de ne pas avoir de carte de presse nous a empêché de trop nous rapprocher de la police lors des interpellations et opérations de contrôle, on a donc dû se passer de leur parole (qui, vu la situation, se serait de toute façon retournée contre eux). Nous avons mis l’accent sur tous les gens qui n’ont pas d’autre choix que de faire face à la police au quotidien parce qu’ils vivent dans la rue. Il y a aussi les voisins derrières les masques qui ont besoin d’y être pour souffler deux minutes ou pour aller travailler, mais subissent en permanence les contrôles. Dans le reportage, on voit par exemple un mec qui se fait verbaliser alors qu’il rentre du boulot.

Nous adressons à tous les intervenants du reportage toute notre reconnaissance pour avoir affronté avec dignité et solidarité cette période difficile.