Des années de guerre civile, un silence innommable et une complicité française

A la tête d’une coalition militaire, l’Arabie Saoudite annonce une nouvelle intervention de taille au Yémen.

Empêtrée dans un conflit qui a fait plus de 377 000 victimes, où plus de 85% de la population dépend de l’aide internationale pour manger, l’amplification de l’option militaire laisse envisager le pire pour la population civile. Les blocus portuaires mis en place par la coalition menée par l’armée saoudienne ont entraîné des famines touchant jusqu’à 8 millions de personnes et un pic de propagation du choléra qui aurait contaminé environ un million d’individus (source ONU). A ça s’ajoute un pays partitionné et en ruines, à l’image de la ville de Sanaa, joyau architectural en partie rasé par les bombardements, les combats meurtriers et les attentats à répétition.

En 2019, Disclose démontre que la France intervient directement dans ce blocus imposé par l’Arabie Saoudite. Elle fournit des bateaux qui bloquent les ports, et vend des armes utilisées durant ce conflit. Ces révélations n’ont pas plu pas à tout le monde : une plainte sera déposée par le ministère des armées pour « compromission du secret de la défense nationale ». Deux journalistes de Disclose et un journaliste de la cellule investigation de Radio France seront interrogés par les services de renseignement (DGSI) dans le cadre d’une enquête préliminaire. La Ligue des droits de l’homme dénonce ces menaces, perçues comme de l’intimidation.

Pour autant, les faits parlent d’eux mêmes : le blocus aurait directement touché plus de 11 millions de Yéménites dont au moins 300 000 enfants (source Middle East Eye et rapport de la Commission européenne). « Plus de 20,7 millions de personnes ayant besoin d’une aide humanitaire, 16,2 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire grave. Plus de 4 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, 20,1 millions de personnes ayant besoin de soins de santé, 15,4 millions de personnes sans accès à l’eau potable et à l’assainissement.  » (source : Plan de réponse humanitaire au Yémen)

Afin de résumer les bases de ce conflit extrêmement complexe, revenons brièvement sur son histoire. Géographiquement, le pays se situe entre la mer Rouge, le golf d’Aden et l’océan Indien. Il constitue un pont entre le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est et dispose d’importantes réserves de gaz et de pétrole. Le Yémen naît sous forme de nation unie après la fusion des Nord et Sud Yémen en 1990.

Le Nord est indépendant depuis la chute de l’Empire Ottoman en 1918. Après une guerre civile téléguidée par l’Arabie Saoudite d’un côté et l’Egypte de l’autre, son régime évolue de monarchie à république sous le modèle du nationalisme arabe. Le Sud est une ancienne colonie anglaise devenue indépendante au régime d’inspiration marxiste. C’est une république dictatoriale qui naîtra de l’unification de ces deux pays ayant de base des relations diplomatiques assez bonnes en 1990. Personnage clé, Ali Abdallah Saleh règnera de 1978 à 1990 sur le Yémen du nord et de 1990 à 2012 sur le Yémen.

Il est important de rappeler que le mode de vie du pays est très largement tribal.

La base du conflit le plus récent que nous évoquons prend sa genèse en 2004, durant la guerre du Sa’dah. La minorité chiite zaydite, issue d’un courant religieux minoritaire dans le chiisme (ils ne sont ni Duodécimains ni Ismaéliens), subit des discriminations et des persécutions. Celles-ci sont notamment amplifiées par l’essor des courants salafistes, notamment Al Qaïda, et du wahhabisme que développe l’Arabie Saoudite dans la péninsule arabique.

Menés par Hussein Badreddine al-Houthi et ses frères, les Houtihs, groupe islamiste d’autodéfense armée de cette minorité, accusent l’ancien président Saleh de favoriser l’émergence de ces groupes et de nier la situation, d’autant que le lien entre le régime du dictateur yéménite avec les pays du Golfe est fort (ces régimes détestent les chiites). Une campagne militaire est menée pour écraser cette rébellion, 7 000 yéménites mourront durant cette guerre civile.

D’autres éléments sont à prendre en compte, parmi eux le cas du Sud-Yémen. Estimant que la réunification a été défavorable, de nombreux litiges opposent différentes factions, par exemple au sujet de la capitale (Sanaa pour le nord et Aden pour le sud) ou encore de la gestion des ressources, dont le pétrole. Une autre guerre civile a fait plus de 10 000 morts en 1994.

La situation interne est donc explosive et d’autres facteurs viennent s’ajouter à ce bref résumé (inégalités, liberté d’expression, autoritarisme, qualité de vie…). Cette poudrière aboutit à une révolution durant le printemps arabe en 2011-2012. Réclamant plus de démocratie, le peuple se soulève en se référant notamment à la Tunisie ou à l’Egypte, alors qu’un vent insurrectionnel souffle sur l’ensemble du monde arabe (Bahreïn, Maghreb, Syrie…)

Grièvement blessé par un tir d’obus visant la mosquée présidentielle, le président Saleh s’enfuit en Arabie Saoudite pendant plusieurs mois. Les pays du Golf profitent de cette opportunité pour imposer un plan de « sortie de crise ». C’est un ancien homme issu de ce régime qui le remplace en 2012 : Abdrabbo Mansour Hadi. Saleh reste toutefois président du parti politique « Congrès du peuple ».

Remis sur pied après la création d’un musée à son effigie et d’un média, Saleh compte reprendre le pouvoir et passe des accords avec les Houthis à partir de 2014-2015. Ses anciens ennemis auraient bénéficié de l’appui de militaires de l’ancien régime jusqu’à la prise de Sanaa, l’ancienne capitale. Les Houthis progressent et s’emparent de nombreux points stratégiques finissant par contrôler tout le Nord-Est, où vivent la majorité des Zaydites.

Le président Hadi demande alors sa démission, mais celle-ci est refusée par le parlement. Il s’enfuit sous escorte saoudienne à Aden, dans le sud, qui devient de fait la nouvelle capitale du pays.

Cette alliance très fragile ne dure pas, des conflits internes explosent entre les partisans de Saleh et les Houthis. Saleh se retourne alors vers ses anciens amis saoudiens au grand dam des Houthis. L’ancien dictateur sera tué 4 jours après avoir rompu cette alliance en 2017.

En parallèle, l’expansion d’Ansar al-Charia (anciennement Al Qaïda au Yémen), et de sa scission au sein de Daesh est combattue par toutes les fractions rivales mais amène le pays encore plus près du précipice. Certains témoignages sous-entendraient une certaine passivité de la coalition arabe vis-à-vis de ces groupes.

Enfin, dans le Sud du pays, après le limogeage par le président du gouverneur séparatiste d’Aden et de plusieurs provinces, une partie du Sud fait sécession. Le Conseil de transition du Sud propose de participer à la coalition mais le groupe de Coopération du Golf s’y oppose et se dit préoccupé, à l’exception des Emirats qui les soutiennent par stratégie à l’encontre des Frères musulmans.

Les alliés saoudiens et émiratis se livrent une guerre au sein même du Yémen : ensemble contre les Houthis, mais parfois l’un contre l’autre. En témoigne une année de troubles entre Août 2019 et 2020 qui a vu s’affronter les séparatistes du sud et les loyalistes du président Hadi soutenus par l’Arabie Saoudite.

En cette veille de 2022, le Yémen se retrouve segmenté en plusieurs parties :

Environ deux tiers de l’Ouest du pays est aux mains des loyalistes, liés au régime du président Hadi soutenu et armé par l’Arabie Saoudite et la coalition arabe ainsi que la France et les renseignements américains.

Un tiers Nord-Est est contrôlé par les Houthis, l’Iran qui leur affirme un soutien politique prétend cependant ne pas fournir d’armes ni de mercenaires.

Une petite partie du Sud-Ouest dont la capitale portuaire Aden mais aussi une petite poche du Sud-centre ainsi que sur l’île de Sodoba est contrôlée par un mouvement séparatiste. Cette alliance fourre-tout comprendrait des marxistes, des socialistes, des islamistes, des libéraux soutenus par les Emirats Arabes Unis. Cette zone serait la plus « sûre », la vie y serait légèrement plus « acceptable » et les fondamentalistes moins influents.

Enfin, en plein centre du pays, des petites zones sont tenues par Ansar Al Charia et par Daesh.

On peut également évoquer la présence de Al-Islah, le parti des Frères musulmans qui dispose de 42 sièges dans la partie loyaliste.

 

Dans ces conditions, il paraît évident que la surenchère belliqueuse de l’Arabie Saoudite et ses alliés ne peut qu’aggraver cette situation chaotique, la résolution de conflit paraît totalement impossible à ce jour et c’est à un véritable carnage que participe la France.

Rappelons au passage que le président Macron aurait été le premier homme d’état occidental à rencontrer le Roi Mohamed Ben Salmane après l’affaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi retrouvé démembré dans laquelle le régime saoudien est fortement soupçonné.

Si cette affaire a ému à juste titre, il semblerait que ce n’est pas le cas du sort des millions de Yéménites qui est en actuellement en jeu.