La séquence actuelle nous plonge dans des sentiments très paradoxaux. Car nous n’avons que peu d’espoir sur le fait qu’elle débouche sur des avancées significatives en terme de recul du racisme systémique ou de lutte contre un état oppresseur et ultra libéral. On pense même assez probable que l’État et son appareil répressif en ressortent renforcés, et encore plus autoritaires. Et que l’extrême droite profite de cette « crise » pour continuer sa morbide ascension.

Mais même avec un horizon aussi sombre, les révoltes actuelles nous paraissent salutaires et importantes.

Evidemment, brûler des voitures ou même des commissariats et des banques ne fera pas disparaître le racisme dans la police et dans toutes les structures de notre société. Cela ne donnera pas de travail à tous ces laissés pour compte.

Nous ne voulons pas non plus essentialiser et romantiser les actes qui ont lieu ces dernières nuits un peu partout en France. Car oui, il y a une part de « kiff » pour certains dans le fait de brûler des poubelles ou des voitures, et il y a un intérêt personnel, immédiat et matériel, à piller des magasins de fringues, de luxe ou d’informatique. Et alors ? Ces actes sont largement moins condamnables que les écritures comptables des criminels en col blanc, qui, en l’espace d’une saisie informatique, volent des millions, avec des conséquences bien plus graves pour ceux en bas de l’échelle.

Mais même avec ces considérations individuelles, matérialistes et presque « nihilistes », nous pensons que ces révoltes sont à soutenir.

Car ce que font ces gamins est assez unique : ils contribuent à dévoiler le vrai visage de l’état dont le masque s’effrite un peu plus chaque jour.

On pourrait évidemment se dire qu’il n’y a aucun intérêt à voir un pouvoir autoritaire devoir montrer son vrai visage si cela ne permet pas de le renverser. Sauf qu’à l’inverse, si l’on pense vivre dans un état autoritaire (et raciste) et qu’on préfère ne pas le provoquer de peur de sa réaction, on offre un boulevard à ce que rien ne change.

Car qui peut encore croire que faire des pétitions, des manifestations ou des tribunes peut faire changer cette société ? Ce n’est même plus le cas pour le monde du travail, pour les luttes ecolo, et cela n’a jamais été le cas pour les Gilets Jaunes… alors imaginez pour ces sauvages de banlieue ? Or cette société, elle tue, quotidiennement. Et pas qu’avec sa police.

Et si jeunes soient-ils, ces enfants de 2023 l’ont totalement compris. Ils l’ont même intégré sans avoir eu à le verbaliser.

Et pour cause… Ces gamins sont de purs ‘produits » de la France. La quatrième voir cinquième génération d’ancêtres « issus de l’immigration » pour utiliser le langage policé et policier. En vrai, ce sont des français, mais ils sont noirs et arabes. Et ils ont très vite compris qu’ils n’étaient pas vus comme les autres français. Ils l’ont compris face à la police, mais également dans tous les moments de leur vie.

Car il faut être aveugle (ou raciste et donc malhonnête intellectuellement) pour ne pas voir la réalité de notre société : les noirs et les arabes sont des citoyens de seconde zone, cantonnés dans une précarité sociale et économique, et sans cesse stigmatisés.

Ces gamins voient bien que leurs aînés travaillent principalement pour faire le ménage, la sécurité ou du Uber/Deliveroo. Et encore, quand ils arrivent à trouver un taff.

Ils ont bien compris que l’ascenseur social n’était qu’un mirage. Qu’à part avec le foot ou le rap, personne de leur quartier n’a de chance de réellement s’en sortir.

Par ces révoltes, ces jeunes reprennent également un pouvoir, un rapport de force, une existence. Qu’importe s’ils sont stigmatisés et traités de sauvages. Au moins, ils existent. Ils comptent. Et c’est déjà énorme. Par leurs actes, ils ont réussi à faire annuler des concerts, des festivals, fermer des centres commerciaux, couper des services de transport. Alors oui, on peut se dire, à raison, que ce n’est pas ça qui fera avancer la question des inégalités sociales et du racisme systémique. C’est vrai; Mais c’est aussi vrai que toutes ces répercussions obligent le pouvoir et le système à regarder le problème. A défaut de le régler, c’est déjà un énorme progrès.

Les gamins de 16 ans sont nés en 2007. Deux ans après la révolte des quartiers suite à la mort de Zyed et Bouna. D’ailleurs, il est fort probable que parmi les émeutiers de 2023, certains soient des enfants d’émeutiers de 2005.

La grande question est donc de savoir comment cette révolte pourrait déboucher sur plus d’avancées que celle d’il y a 18 ans. Comment pourrait-elle faire mieux également que le soulèvement BLM de 2020 après la mort de George Floyd, lui aussi tué par un policier, et lui aussi filmé.

Nous n’avons évidemment pas la réponse.

Mais nous sommes convaincus que les nuits de révoltes permettent d’ouvrir une brèche. Cette brèche n’est pas un boulevard pour les idées progressistes et pour la lutte contre ce système et cette société. Mais elle reste une brèche, quelque chose de si rare de nos sociétés désormais totalement atomisées et contrôlées. Où on nous rabâche qu’il n’y a pas d’autres « vivre ensemble » possible que ce capitalisme puant et raciste.

Il faut donc entrer dans cette brèche et tenter d’y apporter des éléments qui permettront d’infléchir, au moins un peu, la dérive actuelle du pouvoir. Espérer que ces jeunes (dont ne nous faisons pas partie et dont on ne prétend savoir comment ils pourront s’en sortir) sauront trouver des espaces et des structures pour peser durablement, et même pour lutter efficacement. Espérer aussi que la rencontre Beauf et barbares devienne une réalité. Que les oubliés de toutes les périphéries comprennent que c’est le système capitaliste qui est responsable de leur situation.

Le faire en comprenant qu’en plus d’être des citoyens de dernière zone, les habitants des quartiers populaires racisés subissent en plus un racisme systémique et permanent. Et qu’on ne peut mettre cette réalité abjecte en second plan. Qu’il faut l’aborder frontalement, en même temps que la question sociale.

Dire cela ne donnera certainement aucune clé pour sortir d’une impasse que nous craignons. Mais nous n’avons, à l’heure actuelle, pas d’autres mots que ceux-ci.

Et dire, redire, et répéter, qu’une révolte des laissés pour compte n’est jamais illégitime et doit être soutenue et appuyée.

« Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout disent avec une bonne figure “Nous qui avons tout, nous sommes pour la paix !”, je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs, c’est vous !

Quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits enfants, avec votre bonne conscience, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients, au regard de Dieu, que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir. »
L’Abbé Pierre, 1984