Il est toujours difficile de faire une auto critique et d’accepter la défaite. Encore plus lorsqu’il s’agit de plusieurs défaites. Mais c’est aussi le seul moyen pour sortir de cette spirale qui nous amène dans le pire de ce que peut faire l’humanité : la haine de l’autre à travers une vision fasciste de société.
Voici donc un état des lieux de toutes les défaites que le camp révolutionnaire, antiraciste et anticapitaliste a connues ces derniers temps. Spoiler alerte : ce texte ne propose pas forcément de solution pour sortir de cette impasse. Tout simplement parce que nous n’en avons pas. Mais cela n’empêche pas la nécessité d’ouvrir les yeux.
La première défaite, c’est l’échec évident de la séquence insurrectionnelle des Gilets Jaunes. Pendant des mois, la France a connu un bouleversement énorme, avec des centaines de milliers de personnes qui se sont réunies, qui ont décidé de discuter/débattre et lutter ensemble, en dehors de toutes les structures politiques et syndicales existantes. Tout le vieux monde était hors jeu, et tout était à construire. Le pouvoir (économique et politique) a objectivement flippé. Des milliers de groupes interconnectés et solidaires se mettaient à rebâtir une société sans lui. Sauf que la gigantesque répression (policière et judiciaire) a effiloché l‘horizon désirable qui aurait pu se concrétiser au delà des ronds points, des maisons du peuple et des manifs du samedi.
Il serait faux de penser que les GJ n’auront pas d’impact sur l’avenir du pays. Mais à moyen terme, ils n’ont pas pu peser favorablement dans le cours de l’histoire. D’ailleurs, on peut raisonnablement penser que l’offensive autoritaire et raciste de ces derniers mois est en fait une réponse du système à cette insurrection. A une presque révolution, le pouvoir répond avec une presque contre révolution et cadenasse la possibilité que les choses se refassent sans lui, à ses dépens.
Dans la même lignée, on doit acter l’échec des « révoltes populaires ». Car, au delà des GJ, la France a connu de nombreuses contestations très fortes depuis le début de la Macronie : révolte des quartiers suite à la mort de Nahel, mobilisation contre la réforme des retraites, contre la loi sécurité globale, contre le pass sanitaire ou encore pour le climat.
La raison principale, c’est que le pouvoir assume désormais de passer en force malgré une opposition très forte, et qui parfois peut prendre des formes offensives dans la rue. Mais c’est aussi parce qu’au sein de ceux qui ont pris la rue, une fétichisation du Zbeul s’est installée. Si nous comprenons et avons même écrit sur le fait de ne pas avoir à cacher le plaisir de se révolter ensemble, de faire vivre la rue et de bousculer l’ordre bourgeois et déjà fascisant, il faut reconnaître que cela a souvent été vain. Des moments où seule la forme et le plaisir du zbeul importait, au delà d’une vraie volonté de mettre en échec le pouvoir. Nous avons conscience de la difficulté de peser dans une société où le système a tout fait pour annihiler les nuisances d’une grève, d’une manif ou d’un blocage.
Face à cela, face à la menace grandissante de l’extrême droite, mais aussi de guerre lasse que toutes les tentatives de lutte « auto-organisées » se fassent défaire par la violence d’Etat, une partie du camp révolutionnaire et anticapitaliste s’est tourné vers les structures politiques, principalement en se rapprochant de LFI ou du NPA, qui ont su tirer parti d’un mouvement social auto-organisé qui depuis la loi travail jusqu’au GJ avait largement dépassé les partis et les syndicats. Par le mécanisme des enjeux électoraux, cela a aussi pris la forme d’un soutien aux « coalitions » de gauche, avec la NUPES en 2022, et donc, aujourd’hui le NFP.
Là encore, il faut assumer l’échec de cette stratégie, sans pour autant remettre en cause les raisons de ces alliances de circonstance. Les faits sont là. Avec une coalition la plus large et hétéroclite que la gauche n’ait jamais connue (de Poutou/Besancenot à Hollande/Gluskman !!), le NFP n’a réuni que 18% des électeurs inscrits.
Il faut vraiment s’interroger sur les raisons qui font qu’autant de personnes qui vont être touchées par un pouvoir d’extrême droite n’ont tout de même pas voté (ou pas pour le camp qui les défend).
Sans le théoriser, une partie de ces gens considère que rien ne changera vraiment selon que la gauche, Macron ou l’extrême droite l’emporte. Pire, certains se disent que la seule option qui fera que les choses bougent, c’est d’avoir le RN au pouvoir. On peut estimer qu’ils ont tort. On peut leur expliquer en regardant les différents programmes. Mais cela ne changera pas la tendance de fond d’une désillusion profonde et structurelle pour le système politique actuel. C’est évidemment flagrant quand on voit dans le NFP des Hollande, Cahuzac ou autres éléphants socialistes. Mais cela va bien au delà. Mélenchon fait lui aussi partie de ce système, quand bien même ses positions politiques sont bien plus anticapitalistes et antiracistes.
Même sans croire au jeu électoral, il nous paraît évident que la gauche aurait du garder une ligne claire et ne pas s’allier avec le PS et d’autres groupes qui ont objectivement trahi et favorisé le capitalisme et le racisme d’état. En 2022, il était possible d’enterrer effectivement le PS. Cela paraît désormais quasi impossible à court et moyen terme. Les technocrates reviennent dans la course. La gauche va s’en mordre longtemps les doigts.
Car si le RN ne fait pas plus peur que ça, y compris au sein des populations racisées, c’est peut être aussi parce qu’ils vivent depuis des années le racisme institutionnel et politique. Sous Hollande, sous Sarko, sous Macron… Ces années n’ont été qu’une escalade de politiques racistes, autoritaires et liberticides. Une acclimatation à un avenir bouché et discriminatoire s’est installée. Difficile dès lors de crier au loup et d’appeler à un front populaire, à un front républicain, ou à un barrage. Là, encore, il ne s’agit pas pour nous de dire que le RN ne sera pas pire que les gouvernements précédents. Bien évidemment que si. Mais de regarder objectivement la situation, sans se voiler la face.
En cela, nos défaites sont nombreuses, depuis des années, voir des décennies.
Il faut enfin reconnaitre la victoire de l’hégémonie culturelle de l’extrême droite, à commencer par les médias. Le constat n’est pas nouveau, et les alertes ont été nombreuses. Mais cela n’a pas suffit. Les ultras riches ont compris très vite, notamment en regardant du côté des USA, que le maintien de leurs privilèges passait par le contrôle des médias afin de dicter le tempo. On pense à CNEWS évidemment. Mais cela va très largement au delà, puisque les milliardaires proches de l’extrême droite contrôlent une grande partie des TV, radios et journaux mais aussi de nombreux « médias digitaux » d’informations ou même de divertissement. Les exemples sont nombreux, le dernier en date étant la « polémique » lunaire sur l’antisémitisme de la LFI, reprise par l’ensemble des médias, allant même jusqu’à donner la parole à l’extrême droite pour expliquer à quel point l’extrême gauche serait raciste ! Rien qu’écrire cette phrase parait inepte. Mais nous en sommes arrivés là. Grâce aux milliards de Bolloré, Drahi et autres Kretinsky les mots s’inversent ; la guerre devient la paix, l’aliénation la liberté et l’antiracisme devient le racisme. Sur cet aspect, la défaite est évidente et semblait presque obligée tant la question de l’audience des médias est désormais intimement liée à celle de l’argent qui est investi dans ces médias. Comment lutter face aux milliards dépensés pour occuper l’espace médiatique quand on est un média indépendant et donc largement plus pauvre ?
La liste des défaites est longue. Et nous ne voyons que peu d’interstices permettant d’imaginer un renversement. Ce qui nous paraît évident, c’est que nous n’avons rien à gagner à tenter de maintenir le statut quo, quand bien même nous avons peur (à juste titre) de l’arrivée du fascisme. En 2002, quand Jean Marie Le Pen arrive au second tour de la présidentielle, moins de 5 millions de Français avaient voté pour lui. Des millions de personnes avaient pris la rue. 20 ans plus tard, le barrage de la gauche, du centre et de la droite, nous amène à 11 millions d’électeurs pour le RN, et une acceptation assez dingue de cette situation.
Ce système arrive à bout. Il ne faut pas tenter de le sauver mais bien bâtir les conditions d’une nouvelle société.
Ce n’est qu’en proposant des horizons désirables que nous pourrons convaincre des nouvelles personnes de rejoindre l’aventure révolutionnaire. Pas en jouant le jeu sur la peur du pire. Certains ne voient pas (à tort) ce qui pourrait être pire que le présent. Les autres ont été pris dans le piège classique de la peur de l’autre.
Ce n’est qu’en prônant, et en mettant en pratique des valeurs de solidarité, d’ouverture et de bienveillance que nous pourrons, petit à petit, rue par rue, quartier par quartier, reconstruire une force à même de lutter contre la haine de l’autre.