L'horreur et le sublime

Initialement publié le 11 janvier 2020

La période actuelle a cela d’étonnant qu’elle fait monter en miroir l’horreur de la répression d’une société fascisante de Macron avec l’espoir et la beauté de ceux qui résistent. Tout est plus fort, de jour en jour : l’horreur et le sublime.
La manif parisienne du 09 janvier en fut une parfaite illustration. Elle fut aussi désespérante qu’enthousiasmante.
L’espoir perdu, c’est celui d’un état de droit, d’une société respectueuse où la violence est combattue et non encouragée par le pouvoir. Nous écrivions il y a quelques jours que le pouvoir était devenu objectivement autoritaire et qu’il était en voie évidente de fascisation. Tous ceux qui étaient parmi les milliers de manifestants en tête de cortège jeudi ne peuvent que constater que la deuxième étape est déjà là.

Les scènes sont vraiment hallucinantes : des centaines de forces de l’ordre (CRS, policiers, gendarmes mais aussi les terribles BRAV) se sont employés durant toute la journée à terroriser, à blesser. Au point qu’un mort n’aurait pas été une surprise ! Il y a eu un tir de LBD à bout portant. Il y a eu de multiples matraquages au crane. Un déchainement de brutalité et de sauvagerie.

Nous l’avons déjà dit mais il ne s’agit pas de bavures. Comment pourrait-on en parler quand il y a autant d’actes et qu’aucun n’est puni. En une semaine, la police française a tué deux fois, en dehors même des manifs. Sans compter les morts des deux dernières années.

La police tue. Le pouvoir couvre. Voire encourage. Car c’est sa dernière carte pour tenter d’écraser une révolte sociale qui n’en finit pas depuis plus d’un an. Avec ou sans gilet jaune.

Mais jeudi, c’était aussi l’espoir, à la hauteur de l’horreur. Car jamais depuis le 05 décembre nous n’avions vu un cortège aussi fort et courageux. Une motivation, une détermination, de la passion, une folle envie de résistance. Des milliers de personnes ont décidé de ne plus se laisser faire, de refuser de laisser la police les nasser en permanence, les menacer de leur LBD, les encadrer comme on « autoriserait » une manif dans une dictature qui chercherait à prendre les habits d’une démocratie.

Il y eut de nombreuses scènes improbables de manifestants avançant vers les cordons policiers, malgré les coups de matraque et les gaz, voire les tirs de LBD. Il y eut des charges de manifestants, qui réussirent plusieurs fois à casser les nasses et cordons policiers. Des œufs jetés sur les policiers, des légumes !

Le niveau de violence n’a pas été fixé par les manifestants mais bien par la police et la préfecture. Leur présence ultra anxiogène et leur nombreux assauts à l’intérieur même de la manif, juste pour séparer différents cortèges, les ont exposés comme rarement cela aura été le cas.

Cette stratégie voulue par Lallement et validée par Castaner et Macron est très dangereuse et pourrait conduire au pire. Jeudi à Paris, nous avons senti que le drame était vraiment proche. En blâmer les manifestants serait d’une malhonnêteté intellectuelle inouïe.

Quand la police tue, mutile et éborgne en toute tranquillité, il est normal (et même sain) que la population résiste et refuse de manifester dans de telles conditions.

L’espoir de jeudi, c’est aussi l’évidente Giletjaunisation du mouvement. Là encore, depuis le 05 décembre, aucune manifestation sur Paris n’avait autant pris l’ADN du mouvement GJ. Le cortège de tête était en fait une immense manif GJ, mais version 2020. D’apparence, à part quelques gilets jaunes visibles, cela ressemblait aux cortèges de tête de 2016. Sauf que parmi tous ceux en noirs, en rouge ou sans habits particuliers, se trouvaient énormément de GJ. Cela s’est notamment manifesté clairement lorsque le « chant des Gilets Jaunes » était lancé. A plusieurs reprises, des centaines de manifestants ont repris le chant, y compris des syndiqués ! Et puis il y a évidemment eu les désormais classiques « GJ, quel est votre métier ? » , « révolution ! » , « on est là… »

Alors bien sûr, le cadre de la manif déclarée (et ultra encadrée par la police) n’a pas permis les débordements des actes les plus offensifs des GJ. Mais l’envie, la passion et la détermination étaient plus que jamais présentes, et pas que chez quelques dizaines de personnes.

On ne peut même plus parler de convergence. L’esprit GJ, la façon d’envisager le combat politique face à un pouvoir autoritaire a désormais imprégné une partie importante du paysage des luttes sociales. Cela crée forcément quelques contradictions (à l’image des manif déclarées) mais cela permet aussi au mouvement d’évoluer et de toucher de nouvelles personnes, tout aussi attachées à se battre pour un futur où l’humain et la planète passent avant les profits de quelques uns.

Alors après ce 09 janvier, il convient de prendre acte de deux réalités : le pouvoir ne connait aucune limite dans sa violence et sa volonté de casser les luttes sociales, quitte à blesser voire tuer. Une partie de plus en plus importante de ce mouvement social est prête à combattre et à résister face à cette dérive.

Cela peut parfois paraître vain de résister face à une armée sans limite et décidée à tous les massacres. Mais dans l’histoire, il n’est jamais vain de résister. Loin de là.


Macron, start-up fasciste

Initialement publié le 6 janvier 2020

Les mots sont importants. Dans une période où les termes sont dévoyés, où plus rien ne semble vrai ou faux, il nous est toujours apparu important de tenter de laisser chaque mot à sa place et de les utiliser avec la plus grande attention. Aussi, alors qu’Emmanuel Macron arrive à la moitié de son mandat de Président, il nous apparaît crucial de nommer avec précision le régime actuellement en place et qui pourrait influer pour de nombreuses années sur l’avenir de notre société.

Dans une période où les USA sont dirigés par Trump, le Brésil par Bolsonaro et le Royaume-Uni par Boris Johnson, on pourrait s’estimer « heureux » d’avoir comme chef d’Etat une personne comme Macron, celui-ci pouvant apparaitre comme moderne et mesuré face aux caricatures précédemment citées  .

Mais c’est en cela qu’il est si dangereux. Car oui, depuis deux ans et demi, Macron mène une politique ultra-autoritaire : opposants politiques mutilés, tués ou emprisonnés, journalistes et observateurs des droits de l’Homme agressés et persécutés juridiquement, lycéens humiliés, installation de milices ultra violentes et sans compte à rendre. De semaine en semaine, la France plonge, sans même s’en offusquer, dans un état autoritaire. Plus personne ne s’étonne de voir des centaines de policiers équipés d’armes de guerre dans les rues de nos villes. La norme est désormais placée du côté d’une vie régie par des cadres autoritaires.

Définition de l’autoritarisme ? Système politique où l’autorité est érigée en valeur suprême.  Un régime politique autoritaire est celui qui par divers moyens (propagande, encadrement de la population, répression) cherche la soumission et l’obéissance des individus composant  la société.

Comment ne pas considérer la France comme répondant parfaitement à ces termes ? Désormais, le préfet de Paris parle d’être dans un camp, et assume que son parti est celui de l’ordre. Le bruit des bottes est déjà derrière nous.

Dans plusieurs décennies, on regardera notre période en se disant qu’en quelques mois, les citoyens français ont vu leur liberté se réduire, avec le silence complice du plus grand nombre des secteurs qui auraient pu s’y opposer (politiques, associatifs, médiatiques…). Une période où il aura été accepté que des personnes soient arrêtées pour simple port d’un gilet jaune. Où des milliers de citoyens se sont vus privés de leur droit de manifester. Ou une personne en fauteuil roulant s’est vue condamnée à de la prison parce que présente en manif avec une arme (son fauteuil). Où deux jeunes allemands ont été emprisonnés pour possession de livres jugés « trop radicaux » (mais pourtant en vente libre).

C’est également ce moment de l’histoire où la force aura tué, de Steve à Zineb en passant par Aboubacar. Et ce, sans jamais être inquiétée puisque faisant partie d’une stratégie claire de l’état. Il n’y a pas eu de bavure pour toutes ces victimes. Elles étaient nécessaires pour le pouvoir.

Alors oui, depuis plusieurs mois, nous utilisons le terme d’autoritarisme pour parler du système politique français de 2019. Il ne s’agit pas de totalitarisme puisque la pluralité de partis et de syndicats est toujours présente. Mais il s’agit bien d’autoritarisme. Et c’est déjà énorme, et trop pour être compatible avec la démocratie. Pire. Nous estimons aujourd’hui que le pouvoir actuel prend la direction d’un post fascisme, celui d’un système économique ultra libéral qui use de tous les coups possibles pour se maintenir.

Le pouvoir actuel est tolérant, ouvert et moderne… tant qu’il n’est pas remis en cause. En cela, il rappelle certains dictateurs récemment tombés lors des révolutions arabes. En Tunisie, tant qu’on ne remettait pas en cause Ben Ali, tout semblait aller très bien. Mais on ne peut être libre partiellement. On est libre. Ou on ne l’est pas. Et les « démocraties » actuelles nous disent ceci : « vous êtes libres, tant que vous ne remettez pas en cause le système ».

En France, l’inattendu mouvement des Gilets Jaunes a permis de révéler le véritable visage du pouvoir. Si sa violence s’était déjà manifestée lors des mouvements contre la Loi Travail, avec déjà des milices hors de tout contrôle (Benalla power), tout a éclaté au grand jour et de façon évidente avec le mouvement GJ. Jamais depuis 60 ans la France n’avait connu une telle régression autoritaire.Les opposants politiques de 2020 se savent traqués , virtuellement et sur le terrain. Des centaines de citoyens sont derrière les barreaux pour simple participation à des mouvements sociaux. D’autres ont perdu un œil, une main ou une jambe. Les chiffres ressemblent à ceux d’une guerre civile. Parce que le pouvoir en a voulu ainsi.

Peut-on malgré tout parler de fascisme en France ? Le fascisme « originel » se définissait, selon la propre formule de Mussolini par : « Tout dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État ! »  L’État est ainsi érigé comme la structure ultime à protéger, bien plus que la démocratie, ou, hérésie, l’humanisme, l’égalité, la fraternité.  A l’époque, le fascisme se définissait comme une réaction aux valeurs de l’humanisme démocratique du siècle des Lumières et rejetait les droits de l’homme, le communisme, l’anarchisme, les libertés individuelles et le libéralisme.

Évidemment que le pouvoir actuel en France est très éloigné de ce qu’a pu mettre en œuvre Mussolini. Mais il révèle de plus en plus une couleur objectivement fasciste dans sa criminalisation de tous ses opposants, dans sa volonté de contrôle absolu de la vie des citoyens, dans la terreur quotidienne imposée, dans sa volonté de faire de l’état une structure au-dessus de la justice, au-dessus de tout contrôle, ayant tous les droits.

Si on enlève le décorum de la Ve république, les belles images d’un gouvernement moderne, jeune et à l’écoute, si l’on regarde les faits, les chiffres (d’arrestations, de blessés, de morts) la France n’a plus grand chose d’une démocratie. Si ce n’est ses élections (où gagne celui ou celle qui a le plus d’argent et de médias dans sa poche). Car la démocratie, ce n’est pas pouvoir voter tous les cinq ans.

Définition de la démocratie ? Prenons trois définitions :

Selon Paul Ricoeur : « une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage ». La France n’y est clairement pas.

Selon Alexis de Tocqueville, la démocratie est un Etat social dans lequel les citoyens sont égaux : l’égalité devant la loi, l’égalité des chances, l’égalité de considération.

Selon Montesquieu, la démocratie est un système politique basé sur la vertu et dans lequel le peuple est sujet et souverain. Tous les citoyens sont égaux et leurs représentants sont choisis par tirage au sort.

Clairement, sur aucune de ces définitions, la France ne peut se prétendre aujourd’hui une démocratie.

Alors oui, les mots sont importants. Très importants. Et c’est pour ça que nous affirmons qu’il n’est plus possible de parler d’un état démocratique en France. Et qu’il est désormais essentiel de l’appeler selon les termes qui conviennent : un état autoritaire, en voie de fascisation.

Dire cela n’est pas une posture provocatrice ou militante mais l’unique possibilité pour celles et ceux qui respectent vraiment la démocratie et qui se battent pour elle. Dire cela, c’est aussi prendre acte de la situation et en tirer les conséquences dans nos vies quotidiennes. On ne vit pas pareil si on se sait dans un état fasciste. On résiste différemment. On fait des choix différents. Et c’est pour cela qu’il est important de ne plus laisser passer l’imposture du voile médiatique d’une démocratie en France.

Ce fascisme particulier qui nous pend au nez, dont on ne sait pas si on est déjà dedans ou non, c’est aussi celui qui s’organise autour des « innovations » technologiques. Après l’arsenal de lois « renseignement » et antiterroristes de ces dernières années, la France se situe clairement à la pointe des pays dits démocratiques par ses moyens juridiques et policiers de surveillance et de contrôle de sa population civile. Loin de questionner cette singularité et d’en évaluer les risques en termes d’atteintes aux libertés publiques, et sous l’impulsion des acteurs économiques du secteur, ce gouvernement semble lancé, sans aucun débat public sérieux, dans une course aveugle au déploiement de technologies de surveillance de masse.

On constate par exemple aujourd’hui la mise en place de nombreux dispositifs locaux de type « Smart City » : « Observatoire de la tranquillité publique » à Marseille, « Safe City » de Thalès à Nice et à La Défense, portiques de reconnaissance faciale dans deux lycées de la région Sud, vidéosurveillance intelligente à Toulouse, Valenciennes, dans les Yvelines ou dans les couloirs du métro à Paris, capteurs sonores à Saint-Etienne, déploiement de drones à Istres (cf. projet Technopolice). Derrière cette dénomination inoffensive de « Smart City » se cache en réalité le projet de mise sous surveillance totale de l’espace urbain à des fins policières.

Au niveau national, le Fisc peut désormais procéder à la captation et l’analyse de masse des données des réseaux sociaux. Et le gouvernement veut donner à la police l’accès à l’ensemble des données nominatives de voyage en train, avion ou bateau. Par ailleurs le projet Alicem poussé par le gouvernement constitue clairement la première pierre d’une identification administrative par reconnaissance faciale.

De manière insidieuse, des cadenas se verrouillent donc autour de nous.  Petit à petit, à coup de « il n’y a pas d’alternative », à coups de conflits d’intérêts privés, l’Etat, qui n’est plus qu’un gouvernement technique doté d’une police, nous amène dans une voie qui entrave nos libertés fondamentales en appelant ça le progrès. Mais ça n’est pas le progrès. La Chine et son effrayant système de « crédit social » sont là pour nous rappeler à quel point l’idée – qui nous est vendue par la start-up nation – que le progrès technologique serait nécessairement porteur de progrès social  constitue un leurre fécond d’une dystopie technologique de marché, une tyrannie de ceux qui détiennent les moyens de contrôle sur l’ensemble de la population.

Le pouvoir politique peut évidemment continuer d’arborer ses fétiches démocratiques – suffrage universel, pluralité des partis politiques, séparation des pouvoirs, laïcité – mais si l’état néolibéral moderne est, par certains côtés, très éloigné du fascisme historique du 20è siècle, il dispose de moyens de contrôle et de coercition arbitraires incomparables qu’il mobilise déjà contre ses opposants. Après deux ans et demi de pouvoir Macron, le fameux barrage du second tour de l’élection présidentielle apparaît de plus en plus comme un mariage.


LA RÉVOLTE DOMESTIQUÉE ?

Initialement publié le 12 décembre 2019

Mardi dans Paris, le mouvement social a connu une journée très étrange. Bien que plus faible que la journée historique du 05 décembre, la mobilisation était encore exceptionnellement forte (plus de 100 000 personnes dans la capitale). La détermination plus que jamais présente. L’espoir aussi. Un cortège de tête de plusieurs milliers de personnes. Et pourtant…. mardi, le pouvoir n’a pas tremblé. Il n’a même pas semblé sous pression. En témoigne la réponse d’Edouard Phillipe le lendemain, qui, non seulement confirme la réforme mais va même encore plus loin.

Mardi, pour la première fois, on a vu un black bloc de plusieurs centaines de manifestants marchant tranquillement de Montparnasse à Denfert en étant constamment entouré de policiers. Une nasse mobile. Si la tactique avait déjà été éprouvée sur la fin des manif contre la loi Travail en 2016, c’est la première fois qu’elle a été aussi imposante et qu’elle s’est passée sans la moindre contestation. Un an plus tôt, pour l’acte 3, les Gilets Jaunes étaient deux fois moins nombreux dans Paris (8 000 selon la préfecture mais probablement 30 à 40 000). Mais ce jour là, le gouvernement était en alerte maximale. Voire en panique.

On se rappelle que c’est entre autre le fait de n’avoir pas voulu se faire fouiller aux check points de la police qui avait permis de sortir du cadre prévu par la préfecture et de regrouper puis d’éparpiller ainsi plein de groupes révoltés dans les quartiers bourgeois.

Ce n’est pas tant le degré de violence qui interroge que le respect bien sage des règles édictées par le pouvoir pour exprimer sa contestation. Car ces règles sont évidemment faites pour que le pouvoir ne soit pas dérangé. Or, depuis plusieurs mois, l’envie est claire de déranger le système, de le faire dérailler, de le changer. De plus en plus de personnes se lèvent face à ce monde abject qui se construit pour le compte de quelques privilégiés au détriment des autres et de la planète.

Gj, écolos, étudiants et même syndicalistes : rarement il n’y avait eu en France et dans le monde autant d’appel à la rébellion. Difficile dans ce paysage là de comprendre l’apathie de la manif parisienne du 10 décembre.

Bien sûr, la répression ultra violente et aveugle du pouvoir peut être une des raisons. Bien sûr que le cordon de policiers qui entoure tout le cortège de tête a dû refroidir certains manifestants. Aussi, deux éléments clés ont fait récemment leur entrée du coté de la répression : La reconstitution des équipes de voltigeurs (appelés les bravm) qui avaient été dissouts après le meurtre de Malik Oussekine et la promulgation de la loi dite « anti-casseur » qui punit le simple fait d’avoir sur soi un masque de protection pour les gaz. D’un coté une tactique meurtrière offensive et de l’autre la soustraction des moyens de défense des manifestants face aux attaques de la police.

Il n’empêche : être des dizaines de milliers ensemble, dans la rue, et dans une colère commune, devrait donner la force de refuser d’être traités comme des moutons qu’on amène d’un point A à un point B. Laisser la police entourer et guider les manifestants, c’est leur accorder une ascendance sur nos vies et nos luttes.

Comment un cortège qui combat l’oppression et la répression policière peut se laisser guider par ces mêmes policiers qui ont autant mutilé, blessé et tué ?

On l’a encore vu mercredi avec les annonces d’Edouard Phillipe, ce pouvoir ne jure que par et pour les plus forts. Ils ne donnera rien au plus faible.

Ce que les plus faibles obtiendront, ce sera en le prenant et non en le réclamant gentiment. Au Chili ou à Hong Kong, les manifestants ne suivent pas les ordres de la police qui leur dirait quelle rue emprunter et à quel rythme marcher. Si nous laissons ces agressions permanentes faire loi et les bottes policières s’essuyer sur nos libertés fondamentales le futur sera terrible.

En tout cas, si cette pratique de la nasse mobile du cortège de tête persiste, c’est probablement la fin même du cortège de tête. Car mardi, il y avait souvent plus de vie et de joie à l’arrière du cortège de tête, voir même au début du cortège syndical, là où il n’y avait pas de policiers. Et c’est assez logique : comment être léger et joyeux quand on marche juste à côté de policiers ultra armés et menaçants. Ces mêmes policiers ayant blessés et mutilés des manifestants depuis des mois. On ne peut pas manifester dignement en étant en permanence menacé de leur LBD et lacrymo.

A travers ce constat, l’idée n’est pas d’inciter à la violence. Mais c’est un constat : ce cortège de tête était l’un des plus apathique et triste de l’histoire. Et la présence proche et intrusive de la police y est sans aucun doute pour beaucoup. La préfecture a été totalement satisfaite de cette journée du 10 décembre. Il y a donc fort à parier qu’elle reconduira cette technique. Manif après manif, le cortège de tête pourrait devenir de moins en moins un espace de liberté et d’expression, mais l’endroit où on marche entouré de policiers. Jusqu’à n’être plus assez massif pour exister.

Mardi, il y aurait pourtant eu des espaces d’expressions et de rebellions possibles pour empêcher cette marche mortifère : refuser d’avancer tant que la police ne se retire pas, ou encore entourer les policiers de manifestants les mains levés, comme l’ont fait les pompiers le 05 décembre, décider de repartir en sens inverse ou même refuser de rentrer dans le parcours et continuer à manifester par groupe tout autour… En bref, trouver un moyen de faire l’inverse de ce que le dispositif attendait des manifestants.

Qu’on se le dise. Ce gouvernement n’est pas impressionné par les manifestations de masse. Il peut très bien attendre qu’elles se tassent, que les gens s’épuisent et qu’ils n’aient plus suffisamment d’argent pour continuer les jours de grève. Nous vivons un moment historique de convergence des ras le bol. Nous avons le nombre, nous tenons la grève, nous ne pouvons pas tout laisser filer dans le calme et l’apathie. Le moment est idéal pour libérer nos passions, pour faire exploser nos désirs qui sont jour après jour gommés par le mode de vie capitaliste. Réinventer ce monde ne se fera pas sans exulter, pas sans se laisser la place pour rêver et pas sans détruire le système garant de l’ordre bourgeois.

Nous entendions récemment un gréviste dire au secrétaire d’Etat aux Transports venu sur un piquet de grève : « Vous bossez pour le CAC 40, et ceux qui produisent les richesses vous les laissez crever ». Sauf que si l’on continue de produire des richesses ainsi tels des machines, si nous continuons tranquillement à revendiquer des améliorations de travail ou de retraite, nous n’obtiendrons rien, car nous continueront à jouer à la table de ceux qui ont les cartes en mains. Afin de rebattre le jeu, nous devons avoir un coup d’avance, être là où on ne nous attend pas. Ce mouvement social doit dépasser la simple question de la sauvegarde du système de retraite. Honnêtement… Si nous sommes là c’est pour un tas de raisons, et la réforme n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Comme la taxe carburant en novembre dernier qui entraina le mouvement des gilets jaunes. Alors débordons, sinon nous coulerons.

« Il n’y aura pas de retour à la normale car la normalité était le problème ». (Slogan vu au Chili, où la contestation sociale et la répression barbare a complétement changé les mentalités)


Au delà de la grève. Au delà des clivages.

Initialement publié le 2 décembre 2019

Les prochains jours vont être déterminants pour l’avenir de notre société. Ce qu’il va se jouer dépasse largement le cadre, déjà important, de la réforme des retraites. Ce qui se joue dans les prochaines semaines, c’est le paysage politique et social du pays. C’est la possibilité d’un changement radical. D’une révolte. Voire au delà.

Mais même si la mobilisation de jeudi sera, sans aucun doute, massive. Même si le pays sera en grande partie bloqué. Même si les grèves seront reconduites les jours suivants : il va falloir bien plus pour renverser le système.

Car ce qu’il risque de se passer, c’est que tous ceux qui ont des intérêts au statut quo du système politique actuel vont avancer leurs pions en ce sens.

Ainsi, nul doute que le pouvoir va tenter de présenter la grève comme un mouvement de gauche, d’en faire une énième grogne dans un rapport de force classique face aux syndicats et aux partis de gauche.

Si le pouvoir réussit, avec l’aide des médias, à faire croire cela au plus grand nombre, il aura gagné ! Car les puissants seront alors face à des rapports de force qu’ils savent gérer. Les syndicats aussi pourraient tirer leur épingle du jeu et en profiter à titre « individuels ». Les vrais perdants seraient ceux qui se battent depuis des mois pour une société plus juste et n’ont que faire des partis politiques, de gauche comme de droite.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Macron incarne cet éclatement du schéma ancestral « gauche / droite ». Il a été élu président grâce à cet éclatement. Au final, il représente froidement la réalité politique du moment : ni de gauche, ni de droite, simplement au service des puissants. Mais, en stratège qu’il est, Macron va tenter de faire renaitre artificiellement ce clivage uniquement pour diviser la colère des Français, et espérer qu’une partie de ceux qui ne se sont jamais sentis « de gauche » ne rejoignent pas les différentes « actions » liées à la grève générale et illimité.

Plus que jamais, il est donc vital de réaffirmer que la révolte sociale qui secoue le pays depuis plus d’un an est une révolte qui n’est pas le fait de partis (ni de gauche, ni de droite) ni de syndicats. Qu’au sein de cette révolte, certains GJ se sentent de gauche, d’autre de droite. Que certains sont syndiqués. Mais que tous se retrouvent dans l’envie de renverser un pouvoir qui méprise les citoyens de seconde zone, ceux qui, aux yeux de la Macronie, ne sont rien et n’ont rien réussi. Ces millions de personnes en ont marre et ont pris conscience de leur force collective, qui s’exprime notamment dans leur différence et dans le respect de ces différences. Ces millions de personne ont pris conscience qu’une autre vie était possible. Que l’horizon gris et morose qu’on nous présente comme inévitable n’est plus une fatalité.

A travers la réforme des retraites, c’est un choix de société qui se profile. Ce pouvoir (et ceux d’avant) précarise nos vies à toutes leurs étapes : naissance, études, travail, retraite… Lutter pour une retraite digne, c’est lutter pour la dignité. Comme lutter pour des études dans la dignité. Pour un travail dans la dignité.

L’épouvantail du manque d’argent de notre pays qui courrait à sa perte n’est qu’une vaste blague dans un monde où les milliardaires ne font qu’augmenter (et devenir eux même de plus en plus riches). L’argent, on sait tous où il est. Et on sait tous comment mieux le répartir. Ce ne sont pas aux retraités ou aux enseignants de se serrer la ceinture quand quelques milliers de privilégiés se gavent sur le dos des peuples et de la planète.

Pour toutes ces raisons, il est crucial que dès le 5 décembre, tous les citoyens en colère, tous ceux qui sont descendus au moins une fois dans les rue depuis un an, toutes ces forces vives se retrouvent pour lutter. En manif déclarée, en manif sauvage, en blocage, en occupation. Qu’importe.

Dans un second temps, le samedi 07 décembre, il faut que toutes les forces en lutte convergent dans les différentes manif de Gilets Jaunes dans toute la France : étudiants, retraités, pompiers, cheminots… les GJ, qu’importe leur profession et leur statut, ont toujours accompagné les luttes depuis un an. Aujourd’hui, c’est ensemble qu’il faut lutter. Jeudi, les GJ seront dans la rues aux côtés des syndicats. Samedi, c’est à tous ceux qui luttent de rejoindre les GJ. Car GJ n’est ni une profession ni un parti ni un syndicat, simplement un signe de ralliement pour tous ceux qui ont décidé de refuser la fatalité de la précarité. Et refuser les anciens cadres de luttes qui ont été totalement mis en échec par un gouvernement qui en connait trop bien les rouages.

Plus que jamais, sachons dépasser les clivages du vieux monde, sachons déborder, sachons lutter avec nos différences.


On va faire simple !

Initialement publié le 2 décembre 2019

« Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. »

Tout est très simple. C’est ça l’esprit gilet jaune. Macron dit de venir le chercher ; on va le chercher à l’Elysée. L’État nous rackette sur les routes ; on pète les radars. On en a marre de tourner en rond chez soi ; on occupe les ronds points. BFM ment ; BFM s’en mange une. On veut se rendre visibles ; on met le gilet fluo. On veut se fondre à nouveau dans la masse ; on l’enlève. Les gilets jaunes, c’est le retour de l’esprit de simplicité en politique, la fin des faux-semblants, la dissolution du cynisme.

Comme on entre dans la grève, on en sort. Qui entre frileux dans la grève, sans trop y croire ou en spéculant à la baisse sur le mouvement, comme le font toujours les centrales même lorsqu’elles font mine d’y appeler, en sort défait. Qui y entre de manière fracassante a quelque chance de fracasser l’adversaire.

La grève qui vient – cela se sent dans la tension qu’elle suscite avant même d’avoir commencé – contient un élément magnétique. Depuis des mois, elle ne cesse d’attirer à elle plus de gens. Ça bouillonne dans les têtes, dans les corps, dans les boîtes. Ça craque de partout, et tout le monde craque.

C’est que les choses sont simples, en fait : cette société est un train qui fonce au gouffre en accélérant. Plus les étés deviennent caniculaires, plus on brûle de pétrole ; plus les insectes disparaissent, plus on y va sur les pesticides ; plus les océans se meurent dans une marée de plastique, plus on en produit ; plus les gens crèvent la gueule ouverte, plus les rues regorgent de publicité pour des marques de luxe ; plus la police éborgne, plus elle se victimise.

Au bout de ce processus de renversement de toute vérité, il y a des Trump, des Bolsonaro, des Poutine, des malins génies de l’inversion de tout, des pantins du carbofascisme. Il faut donc arrêter le train. La grève est le frein d’urgence. Arrêter le train non pas pour le redémarrer après trois vagues concessions gouvernementales. Arrêter le train pour en sortir, pour reprendre pied sur terre ; on verra bien si on reconstruit des rails qui ne passent pas, cette fois, à l’aplomb du gouffre.

C’est de ça que nous aurons à discuter dans les AG, de la suite du monde pas de l’avancée des négociations. Dans chaque métier, dans chaque secteur, en médecine, dans l’agriculture, l’éducation ou la construction, quantité de gens inventent ces dernières années des techniques et des savoirs pour rendre possible une vie matérielle sur de tout autre bases. Le foisonnement des expérimentations est à la mesure de l’universel constat du désastre. L’interruption du cours réglé du monde ne signifie panique et pénurie que pour ceux qui n’ont jamais manqué de rien.

En avril 1970, quelques jours avant le première journée de la Terre, le patron de Coca Cola déclarait : « Les jeunes de ce pays sont conscients des enjeux, ils sont indignés par notre insouciance apparente. Des masses d’étudiants s’engagent et manifestent. Je félicite nos jeunes pour leur conscience et leur perspicacité. Ils nous ont rendu service à tous en tirant la sonnette d’alarme. » C’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, la fille d’Edouard Philippe est dans Extinction Rébellion.

C’est par de tels discours, entre autres, que les capitalistes, d’année en année, ont gagné du temps, et donc de l’argent ; à la fin, ils ont gagné un demi-siècle, et nous l’avons perdu. Un demi-siècle à surseoir à la sentence que ce système a déjà prononcé contre lui-même. A un moment, il faut bien que quelqu’un l’exécute. Il faut bien que quelqu’un commence. Pourquoi pas nous, en France, en ce mois de décembre 2019 ?

Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. La grève part du hold-up planifié sur les retraites ; elle ne s’y arrête pas. A quoi ressemblera ta retraite si ton compte en banque est plein, mais la terre en feu ? Où iras-tu à la pêche lorsqu’il n’y aura plus de poissons ? On parle d’une réforme qui s’étale sur vingt-trente ans : juste le temps qu’il faut pour que ce monde soit devenu invivable. « Pour l’avenir de nos enfants », disaient les GJ depuis le départ.

Cette grève n’est pas un temps d’arrêt avant de reprendre le traintrain, c’est l’entrée dans une nouvelle temporalité, ou rien. Elle n’est pas un moyen en vue d’obtenir un recul de l’adversaire, mais la décision de s’en débarrasser et la joie de se retrouver dans l’action ou autour d’un brasero. Partout dans le monde, en ce moment, des insurrections expriment cette évidence devenue enfin consciente : les gouvernements sont le problème, et non les détenteurs des solutions.

Depuis le temps qu’on nous bassine avec « les bons gestes et les bonnes pratiques » pour sauver la planète, tous les gens sensés en sont arrivés à la même conclusion: les bons gestes, c’est dépouiller Total, c’est prendre le contrôle des dépôts de carburants, c’est occuper Radio France et s’approprier l’antenne, c’est exproprier tous les bétonneurs. Les bonnes pratiques, c’est assiéger les télés, c’est couler les bâtiments des pêcheries industrielles, c’est reboucher le trou des Halles, c’est tout bloquer et reprendre en main ce qui mérite de l’être.

C’est la seule solution, il n’y en a pas d’autre : ni la trottinette électrique, ni la voiture à hydrogène, ni la géo-ingénierie, ni la croissance verte et les drones-abeilles ne tempéreront la catastrophe. Il n’y aura pas de transition, il y aura une révolution, ou plus rien. C’est tout le cadre qu’il faut d’abord envoyer balader si nous voulons trouver des « solutions ». Il faut briser la machine si l’on veut commencer à réparer le monde. Nous sommes enfermés dans un mode de vie insoutenable. Nous nous regardons vivre d’une manière que nous savons absurde. Nous vivons d’une manière suicidaire dans un monde qui n’est pas le nôtre.

Jamais on ne nous a demandé notre avis sur aucun des aspects tangibles de la vie que nous menons : ni pour les centrales nucléaires, ni pour les centres commerciaux, ni pour les grands ensembles, ni pour l’embourgeoisement des centres-villes, ni pour la surveillance de masse, ni pour la BAC et les LBD, ni pour l’instauration du salariat, ni pour son démantèlement par Uber & co., ni d’ailleurs pour la 5G à venir. Nous nous trouvons pris en otage dans leur désastre, dans leur cauchemar, dont nous sommes en train de nous réveiller.

Plus les choses vont et plus un schisme s’approfondit entre deux réalités. La réalité des gouvernants, des medias, des macronistes fanatisés, des métropolitains satisfaits ; et celle des « gens », de notre réalité vécue. Ce sont deux continents qui s’écartent de mois en mois. La grève qui vient sonne l’heure du divorce. Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Nous n’allons pas nous laisser crever pour vos beaux yeux, pour vos belles histoires, pour vos belles maisons. Nous allons bloquer la machine et en reprendre le contrôle point par point. Nous sommes soixante millions et nous n’allons pas nous laisser mourir de faim.

Vos jours sont comptés ; vos raisons et vos mérites ont été pesés, et trouvés légers ; à présent, nous voulons que vous disparaissiez. Ça fait quarante ans que nous positivons ; on a vu le résultat. Vous vous êtes enrichis sur notre dos comme producteurs puis comme consommateurs. Et vous avez tout salopé.

Pour finir, nous avons compris que la destruction des conditions de la vie sur terre n’est pas un effet malheureux et involontaire de votre règne, mais une partie de votre programme. Pour vendre de l’eau en bouteille, il faut d’abord que celle du robinet cesse d’être potable. Pour que l’air pur devienne précieux, il faut le rendre rare.

Depuis le temps que les écologistes disent qu’une bifurcation est urgente, qu’il faut changer de paradigme, que nous allons dans le mur, il faut se rendre à l’évidence : cette grève est l’occasion, qui ne s’est pas présentée en 25 ans, d’engager la nécessaire bifurcation. Le moyen sérieux d’en finir avec la misère et la dévastation.

La seule décroissance soutenable. Seul un pays totalement à l’arrêt a quelque chance d’afficher un bilan carbone compatible avec les recommandations du GIEC. La seule ville redevenue un peu vivable, c’est celle où les flâneurs refleurissent sur les trottoirs parce que le métro est à l’arrêt. La seule bagnole admissible, c’est celle où l’on s’entasse à six à force de prendre des autostoppeurs.

« Il n’y aura pas de retour à la normale ; car la normalité était le problème »

Texte à retrouver sur Lundi Matin


Amer Anniversaire

Initialement publié le 19 novembre 2019

Une sorte de brouillard plane en ce début de semaine. Difficile d’y voir clair sur ces trois jours de festivités et de luttes. De savoir s’il s’agit d’une victoire pour les GJ ou pour le pouvoir. Sûrement aucune des deux. En tout cas, du côté des défaites, on peut clairement y mettre la démocratie et la liberté.

Si le pouvoir nous a habitué a pousser toujours plus loin la violence et l’arbitraire, ce weekend d’anniversaire est encore allé plus loin dans le délire totalitaire qui se met en place, insidieusement. Liste non exhaustive en fin d’article.

Le pouvoir et les médias ne parlent que des événements de la place d’Italie, et ce, uniquement sous le prisme des fameux « débordements ». La belle affaire. Sauf que le pouvoir a tout fait pour empêcher tout autre événement : concerts, maison du peuple, happening… Tout a été sauvagement réprimé, et pas seulement les actions dites « offensives ». Macron et Castaner poussent les citoyens à un choix particulièrement dangereux : accepter d’exprimer sa colère dans des manifestations totalement inoffensives et que le pouvoir n’écoute pas, ou entrer dans le « camp » adverse (selon les mots du préfet Lallement). Tout opposant sortant du cadre imposé par les puissants est désormais considéré comme un ennemi d’Etat (à l’image des prélèvements ADN à la Maison du Peuple).

Cette nouvelle doctrine trouve son illustration Place d’Italie, entre 12h et 14H : la préfecture, totalement débordée et surprise des actions offensives du matin, décide d’annuler la manifestation. Mais elle force des centaines de manifestants arrivés dans le quartier (et qui n’avaient pas l’info de l’interdiction) à entrer sur la place. Pour ensuite les empêcher d’en sortir, pendant plusieurs heures, le tout sous des centaines de lacrymo, de grenades de désencerclement et de charges ultra violentes.

Le message est clair : « Vous venez sur une place où il y a des GJ qui cassent ou brûlent. Vous êtes donc solidaire de cette violence inacceptable. Et vous allez en payer le prix. Vous êtes les ennemis de la France. Et nous allons vous traiter de la sorte. »

Avec un double objectif : dissuader les manifestants de revenir à de futures manif GJ (car il y en aura encore et encore). Et casser la popularité du mouvement auprès des citoyens encore solidaires de cette révolte sociale.

Qu’on se le dise : la préfecture n’a pas planifié tout cela à l’avance comme certains ont pu le prétendre. Les autorités ne pensaient pas que les éléments les plus déterminés viendraient à cette manif. Personne ne l’avait vraiment prévu. Pas même une fantasmatique « internationale des Blacks Blocs ». Non, ce qu’il s’est passé, c’est que plusieurs GJ, notamment de province, sont arrivés assez tôt sur Paris. Les Champs étant totalement barricadés, et vu l’expérience du 21 septembre, certains ont décidé d’aller sur le lieu de la manif déclarée, plusieurs heures en avance. Parmi ces GJ, quelques uns ont commencé à monter des barricades sur une place remplie d’objets de chantier. Un petit feu a été allumé. Les images ont très rapidement tourné. Et donc les GJ les plus déterminés ont eu la tentation de venir rejoindre la place. Le temps que la préfecture s’en rende compte, plus de 3 000 manifestants étaient Place d’Italie, plus d’une heure avant le début de la manif. Des barricades, des feux, des voitures renversées. Tout cela sans que la police ne soit en mesure d’intervenir.

En revanche, une fois que les forces de police étaient arrivées en force place d’Italie, les manifestants se sont retrouvés nassés et il n’y a quasiment plus eu de dégradation. Pourtant, c’est seulement à ce moment là que le carnage a commencé. Pendant des heures, la police a littéralement agressé les manifestants présents sur la place, et totalement coincés. Sans aucun discernement, sans même chercher à arrêter ceux qui avaient commis des dégradations. Non, il s’agissait de terroriser et punir ceux qui étaient présents. La terreur. On pourra noter d’ailleurs que ceux qui auront le plus souffert de cette terrible décision des autorités sont les personnes venues sans protection (et donc, logiquement, celles les moins à même d’avoir commis d’actes offensifs).

Cette attitude n’est pas une surprise pour ceux qui suivent et vivent les luttes sociales en France depuis plusieurs mois. Il n’empêche, un nouveau cap a été franchi. Les médias mainstream, comme prévu, n’en ont eu que pour des feux de poubelles, des bris de vitrines et une statue d’un maréchal pétainiste et partisan de l’Algérie française détériorée. L’Histoire n’est amère qu’à ceux qui l’attendent sucrée !

Du côté GJ, on peut se réjouir du nombre d’initiatives lancées sur ce weekend, même si beaucoup ont été rapidement réprimées (et parfois étouffées dans l’œuf) : des occupations, des ronds points, des blocages, des happenings, des concerts, des maisons du peuple… Réussite également au vu du nombre de manifs sauvages toute la journée de samedi, mais aussi le soir et le dimanche, dont beaucoup ont réussi à déborder le dispositif ultra sécuritaire.

On peut en revanche regretter le nombre quelque peu décevant de GJ descendus dans la rue. Si on est bien au dessus des chiffres annoncés par la pref et les médias, on pouvait tout de même espérer beaucoup plus. Aussi bien sur Paris qu’en Région. Alors que le mouvement reste apprécié et compris par une majorité de la population, alors que des centaines de milliers de Français sont déjà descendus dans la rue en jaune au moins une fois fin 2018, il n’a pas été possible de ramener à la lutte ces personnes. Il faut le prendre en compte et ne pas se voiler la face. Car ceux qui crient « révolution » dans les rues depuis des mois, et qui le veulent vraiment, doivent savoir que cet horizon ne sera possible qu’avec une adhésion très forte des autres citoyens, et leur participation active. Comme on peut le voir au Chili ou à Hong Kong.

Cela ne veut pas dire que ces GJ qui ne lâchent rien sont dans l’erreur. Bien au contraire. Mais il faut essayer de comprendre pourquoi les autres, bien que solidaires dans la pensée, ne descendent plus sur les ronds points, dans les manif, sur les occupations. Bien sûr que la terreur d’état est un des éléments importants. Mais pas que.

Samedi, Place d’Italie, la détermination était là. La colère aussi. Mais il manquait peut être de la folie, de la joie, de la fraternité. De la musique et de la danse aussi. La beauté du mouvement GJ, ce sont ces instants improbables, où dans la cruauté du monde libéral, quelques personnes arrivent à créer du lien, du beau, de l’amour.

Il a peut-être aussi manqué de stratégie et d’idées sur cette place d’Italie, qui fut un terrain de révolte pendant deux heures avant de devenir une énorme prison et une salle de torture. Des milliers de personnes étaient présentes. Toutes voulaient sortir de cet endroit, pour vraiment manifester (en déclarée ou en sauvage). Mais il n’y a pas eu suffisamment d’échanges et de propositions pour réussir à sortir de cette nasse. La lutte doit être aussi le moment d’expérimenter des actions collectives constituées de plusieurs actions individuelles. Il faut discuter, il faut proposer, il faut agir. Il faut également redonner du sens aux actions et clamer/afficher les objectifs de cette révolte sociale, d’autant qu’ils sont partagés par des millions de citoyens.

En cela, la mobilisation de ce week-end a parfois été décevante. Décevante mais pas décourageante. Car le feu est toujours là. L’envie de vivre et de connaitre un monde nouveau. L’envie de voir leur monde s’effondrer. De ne plus laisser cette précarité systémique nous tuer.

Pour cela, il faudra dépasser les limites rencontrées ce weekend. Ce ne sera pas facile. Mais existe-til une révolution facile ? Et n’oublions pas quil ne s’agissait que du premier anniversaire.

Annexes – Résumé de trois jours de totalitarisme en France :
– Le vendredi, une soirée concert sur les quais de Seine, totalement pacifique et ne gênant personne, est expulsée. Les deux musiciens sont embarqués et passent la nuit au poste. Les instruments sont gardés par la police tout le weekend

– Une maison des peuples est ouverte dans un lieu désaffecté depuis plus de 3 ans dans Paris. Elle est violemment expulsée par la police dès le lendemain. Avec de nombreuses interpellations.

– Plusieurs journalistes sont tabassés, au moins deux recevoient des grenades aux visages, dont un blessé gravement

– Des milliers de manifestants sont nassés pendant des heures Place d’Italie et interdits de sortir alors que la place est gazée et chargée en permanence. Une véritable boucherie.

– Des manifestants qui font une action totalement pacifique dans les Galeries Lafayette sont violemment arrêtés et embarqués au poste, y compris des personnes dans la rue qui soutenaient les GJ sur place.


Ode à la déraison

Initialement publié le 7 novembre 2019

Dans un pays où le champs des possibles est rendu de plus en plus exsangue par un pouvoir fascisant, il ne reste plus que la folie pour sortir de l’impasse. Et depuis un an, combien d’actes complétement inconsidérés, déraisonnables, sont restés dans nos mémoires comme des moments de bravoure et de beauté absolue. Alors, oui, à toi qui refuse la raison du plus fort et qui préfère la déraison du plus faible, nous te dédions cette lettre d’amour.

A toi qui a défoncé la porte d’un ministère avec un transpalette
A toi qui te rends tous les samedis en manif alors que tu es en fauteuil roulant
A toi qui a occupé un rond point pendant des mois, sans jamais rien lâcher
A toi, Geneviève, qui est retournée manifester dès ta sortie d’hôpital
A toi qui es allé sur les Champs le 21 septembre malgré le dispositif ultra guerrier, et a réussi à y manifester !
A toi qui joue de la musique dans les manifs malgré la pluie de lacrymos et les coups de matraques
A toi qui a forcé un barrage policier pour partir en manif sauvage
A toi qui est allé dans la manif des policiers pour crier ta colère face à l’impunité de ces derniers
A toi Christophe, qui t’es battu à mains nues face à des policiers protégés et armés
A toi qui a continué de chanter et de manifester alors que tu étais dans une nasse policière
A toi qui est allé sur les Champs le 14 juillet, en plein défilé militaire, pour défier le pouvoir et son bras armé
A toi qui continuera à nous surprendre par ton audace et ta déraison

Tu es fou. Et c’est ce qui te rend si beau.


Comprendre le Rojava, interview avec André Hébert

Initialement publié le 14 octobre 2019

Le Rojava, expérience à ciel ouvert de démocratie directe et de pluralité des identités, vit aujourd’hui un chapitre sombre dans son histoire mouvementé. A la faveur d’un départ des troupes américaines, Erdogan en a profité depuis le 9 octobre pour bombarder la région et ses habitants, anéantir celles et ceux qui au prix de milliers de morts avaient pourtant vaincu Daech. Son but : tuer un maximum de personnes et remplacer une population par une autre. Jamais dans l’histoire un génocide n’avait été annoncé si tranquillement à l’avance sous l’œil lâche des pays membres de l’ONU. Nous avons rencontré André Hébert, militant internationaliste qui était allé combattre au Rojava contre l’Etat islamique et pour un idéal révolutionnaire. Nous avons pu lui demandé de nous faire un topo sur la situation au Rojava. 

Bonjour André, est-ce que tu peux te présenter ?

Je m’appelle André Hébert j’ai 28 ans aujourd’hui, j’en avais 24 la première fois que je suis parti au Rojava et je me définis comme militant communiste et ancien membre du YPG et aujourd’hui, aussi comme membre du CCFR (Collectif des combattant.es francophones du Rojava)

Qu’est ce qui t’avait poussé à aller au Rojava ? 

C’est quand j’ai vu la bataille de Kobané qui avait été pas mal médiatisée en France. J’ai d’abord été impressionné par le courage des défenseurs de Kobané qui résistaient face à l’invasion de l’Etat islamique qui à l’époque avait bien plus de combattants et des équipements à la pointe de la technologie, avec des tanks notamment, ce qui n’était pas le cas des kurdes, qui eux résistaient avec des armes légères à cette déferlante djihadiste. Ensuite je me suis intéressé à l’organisation qu’est le YPG et j’ai découvert qu’ils ne se battaient pas seulement pour leur terre ou contre l’Etat islamique mais qu’ils se battaient pour un véritable projet révolutionnaire. Ce projet correspondait dans les grandes lignes à la façon dont je voulais voir la société changer en tant que militant français.

Est-ce que tu peux nous faire un topo des forces qui luttent en ce moment au Rojava ?

C’est une coalition qui s’appelle les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) dont la colonne vertébrale est le YPG (les unités de protection du peuple) qui est l’armée des kurdes syriens. A quoi viennent s’ajouter un certain nombre d’unités arabes, turkmènes, syriaques, assyriennes, donc ces forces démocratiques syriennes sont réellement le reflet de la mosaïque ethnique et confessionnelle qu’est le Rojava. Il faut aussi rappeler qu’il y a le YBS qui sont les unités de résistance du Sinjar et qui sont les forces armées des Yézidis dont on a pas mal reparlé ces derniers temps. Donc c’est l’ensemble de ces forces qui aujourd’hui se bat contre l’invasion turque.

Comment s’est constitué le Rojava et sur quelles bases ? Est-ce que c’est par les guerres ou il y’avait-il un projet commun avant ? 

Le Rojava ne s’est pas constitué récemment, c’est une des parties éternelles du Kurdistan. Y’a cette zone d’ailleurs, le canton d’Afrin qui a été envahie par les turcs en 2018 et la zone qui est attaquée actuellement, c’est la zone historique des peuplements kurdes, une des quatre parties du Kurdistan qui est éclaté entre quatre pays : la Turquie, l’Iran l’Irak et la Syrie. Donc voilà ce qu’est le Rojava. Ensuite il y a le parti des travailleurs du Kurdistan en Turquie qui lui lutte depuis très longtemps et en 2011, à la faveur de soulèvement contre Bachar Al Assad il y a eu la création du YPG et les kurdes ont eu, au début du soulèvement, l’opportunité de prendre leur destin en main et surtout ils ont eu la nécessité de créer une force d’auto-défense face aux attaques du régime et de celles des islamistes de l’armée libre syrienne qui déjà à l’époque les attaquait. Donc c’est comme ça que s’est constitué le YPG.

As-tu des nouvelles récentes de la situation au Rojava cette semaine depuis le déclenchement de la guerre par Erdogan mercredi dernier ? 

Oui, même depuis quelques jours avant. Les camarades qui sont sur le terrain nous relayaient leur inquiétude, tous les signaux d’alerte étaient au rouge, la population évacuée, les unités militaires qui se mettaient en ordre de bataille. Là ces derniers jours il y a effectivement des échos de plus en plus inquiétants. Il y a deux choses, sur le plan des prisonniers djihadistes, on a bien eu confirmation qu’il y a 800 membres des familles de Daech qui se sont évadés du camp d’Aïn Issa dimanche après midi, ça vient après les membres de Daech qui se sont évadés de la prison de Qamishlo à la faveur d’une frappe aérienne turque qui avait pour but de les libérer. Il y a eu aussi des émeutes dans un autre camp de prisonniers. Donc il y a cette situation là qui est extrêmement inquiétante et surtout le plus important c’est la situation militaire, là nos camarades résistent dans la ville de Ras al-Aïn (en kurde : Serê Kaniyê) que les turcs essayent d’envahir en ce moment et donc il y a des combats urbains très durs où nos camarades résistent avec beaucoup de courage face à l’invasion turque en ce moment. Parmi ces camarades il y a une dizaine de combattants internationalistes.

Qu’en est-il en Turquie ? Est-ce que cette guerre est populaire ou au contraire connaît-elle une opposition ?

Il y a deux choses. Du point de vue de la résistance kurde la frontière est complètement artificielle, donc elle n’existe pas et toutes les forces kurdes y compris celles du nord du Kurdistan, donc en Turquie, sont mobilisées dans la lutte contre l’armée turque comme elles l’ont toujours été. Les forces politiques et politico-militaire de la gauche turque qui sont présentes au Rojava mais qui luttent aussi en Turquie, elles c’est pareil, elles continuent leur lutte de longue date contre l’armée turque.
Maintenant du point de vue des supporters d’Erdogan, il y a malheureusement dans la population turque une grosse base sociale islamo-nationaliste qui le soutient. Eux n’ont pas changé et supportent cette guerre.

Le caractère libertaire et automne du Rojava fait-il que l’occident se mobilise moins pour le défendre ? Pourquoi les Etats Unis ont quitté la zone ? 

Sur les raisons qui ont fait que les américains ont quitté le Rojava, je pense qu’ils l’ont fait pour des raisons géo stratégiques que pour l’instant on comprend mal et qu’on comprendra peut-être à l’avenir. Ensuite, de ce que j’ai vu et de ce qui transparait des rapports de ce qu’était la coalition internationale contre Daech, et des rapports des puissances impérialistes occidentales envers les kurdes, ils ont toujours méprisé le système kurde, ils ne l’ont jamais pris en compte dans l’équation. Je ne pense pas que les raisons de leur départ soient liées à la nature du modèle sur place mais plutôt lié à des rapports de force géo stratégiques qui dépassent tout ça.
Mais après, pour le point de vue des soutiens au Rojava c’est quelque chose de très important à mettre en avant. Ce modèle qui est là bas, qui est basé sur la démocratie directe, sur le partage des richesses, sur l’écologie, le féminisme, c’est un modèle qui est précieux pour tous les gens à travers le monde qui essayent de changer de société, de changer de système, de construire un futur alternatif au capitalisme et ce modèle-là est enfin au 21e siècle un modèle qui fonctionne, qui porte ses fruits. On a enfin une expérience révolutionnaire à défendre, c’est pour ça qu’il faut que les gens comprennent y compris en France que ce qu’est en train de massacrer Erdogan c’est aussi nos valeurs et l’espoir d’un avenir meilleur, quelque chose qui nous concerne en tant que français.

Sur notre page Facebook on a vu apparaitre des commentaires pro turcs qui traitaient le PKK de terroristes. Comment arrive-t’on à ce que ceux qui ont combattu Daech soient traités de la sorte ? 

Oui évidemment, il y a effectivement un problème qui est lié à la posture de l’Union Européenne et des Etats unis vis à vis du PKK. Ça fait extrêmement longtemps que le PKK ne cible plus les civils. Ils ciblent uniquement les forces armées turques. Quand on reprend la définition précise de ce qu’est le terrorisme, on voit bien que ça fait 20 ans que le PKK ne s’inscrit plus dans ces modes d’actions, dans les modes d’actions terroristes.
Cette étiquette qu’on a posé sur le PKK depuis très longtemps sert la propagande turque. Les Etats unis et l’Union Européenne auraient dû prendre leurs responsabilités et retirer le PKK de la liste des organisations terroristes. Une chose qui est certaine c’est que quand on parle des YPG, les forces démocratiques syriennes qui sont en train de se battre, on peut discuter de la distinction entre ces dernières et le PKK, moi je crois que c’est bien plus complexe. Les forces démocratiques syriennes ne sont pas une simple émanation du PKK. Ça c’est un raccourci qui est fait par beaucoup d’observateurs qui ne connaissent pas le terrain et qui sert la propagande turque. La réalité est bien plus complexe que celle là et quand on prend les forces démocratiques syriennes et les YPG dans leur histoire, je défie quiconque de trouver une seule action répréhensible et ils trouveront encore moins une seule action qui correspond à la définition du terme terrorisme. Donc tout ça est quelque chose qu’il faut rendre extrêmement clair car ce n’est ni plus ni moins que de la propagande turque qui s’appuie sur les contradictions de la politique étrangère des Etats impérialistes.

Une manifestation kurde en soutien au Rojava a été gazée par la police jeudi soir pas loin de Châtelet où une occupation d’Extinction Rebellion avait lieu. Alors que la France fait mine de condamner la guerre lancée par Erdogan pourquoi une telle hostilité envers les kurdes à Paris ? 

Bon ça c’est le réflexe de l’Etat français qui s’apparente de plus en plus à un Etat policier qui, dès qu’il voit un mouvement social qui peut gêner sa politique intérieure ou étrangère, envoie tout de suite ses chiens de garde jouer de la matraque ou du gaz lacrymogène. Ça c’est un réflexe. Ensuite, ils sont devenus plus prudents pour les manifestations parce qu’ils savent très bien que ça serait extrêmement gênant que des images de ce genre se répètent. Il faut reconnaître qu’à la manifestation de Samedi qui allait de République à Châtelet, les forces de l’ordre étaient quasi invisibles à dessein parce qu’elles ont reçu des consignes pour ça. Parce que donner des images de la police française en train de taper des manifestants kurdes comme celles qui ont déjà été diffusées ça aggraverait la position de la France vis à vis de ce sujet.
Pour en venir à la question qui semble la plus importante c’est la responsabilité de la France. La France a une claire responsabilité. On ne peut pas se cacher derrière des soi-disant coups de folie de Trump et derrière la décision américaine. La France ne s’est jamais donné les moyens d’avoir une politique étrangère indépendante vis à vis des Etats Unis et ça de très longue date. Et aujourd’hui on en voit les conséquences. On parle des signaux de faiblesse que Trump a envoyés vis à vis d’Erdogan depuis des mois qui ont conduit à cette intervention militaire unilatérale de la Turquie, mais la France aussi a envoyé des signaux de faiblesse ces derniers temps et est co-responsable. Jean Yves Le Drian a déclaré qu’il ne pouvait même pas faire circuler ses troupes au Rojava ou les retirer du territoire sans l’appui logistique des américains. Comment est-ce qu’on veut être crédible face à la Turquie ensuite quand on dit une chose comme ça ? La France convoque des conseils extraordinaires du conseil de sécurité de l’ONU et fait des gesticulations diplomatiques comme convoquer l’ambassadeur de Turquie, mais tout ça c’est de la poudre aux yeux pour faire oublier que l’Etat français est coresponsable du lâchage des kurdes et de leur trahison. Et ça c’est quelque chose qui restera comme une tache indélébile dans la politique étrangère du gouvernement d’Emmanuel Macron et je pense qu’il est important de le répéter. Si la France aujourd’hui, vu ses capacités militaires, voulait arrêter cette guerre, elle pourrait le faire. Elle pourrait envoyer des troupes pour s’interposer entre l’armée turque et les combattants des forces démocratiques syriennes et cette guerre s’arrêterait immédiatement.

[CND] Mais ce qui demanderait à la France de s’allier par exemple avec les forces du YPG, ce qui la mettrait en porte à faux vis à vis de ses intérêts capitalistes de vente d’armes…

Evidemment et c’est là toute l’hypocrisie de la France et des Etats impérialistes. On voit bien que le gouvernement se répand en gesticulations, exprime son inquiétude avec des formules diplomatiques complètement creuses. Ils auraient pu empêcher le génocide qui s’annonce et ils ont choisi de ne pas le faire.

Pour toi c’est quoi le projet d’Erdogan ? 

Son projet il est très clair. Il en parle depuis des semaines maintenant y compris jusqu’à l’ONU. Il a brandi à l’ONU une carte de la soi-disant zone de sécurité qu’il veut établir, en fait de la zone qui est le Kurdistan historique qu’il veut complètement envahir par les drones, par les bombes, par les tanks. Son objectif là ça va être de tuer le plus de civils possible, d’envahir ces régions pour ensuite y replacer, et ça il le dit depuis très longtemps, les 3,5 millions de réfugiés arabes syriens qu’il a sur son sol. Et ça, ça s’appelle un génocide et une politique de nettoyage ethnique… qui sont annoncés. Rarement dans l’histoire on a vu un génocide qui était annoncé aussi clairement que celui là. Et pourtant, on ne fait rien.

Samedi à la manifestation de soutien au Rojava, des GJ se sont organisés pour exprimer publiquement leur soutien. Qu’est-ce qui lie ces luttes pourtant éloignées les unes des autres ? 

Je pense que si on pouvait le résumer en un mot, ce qui les lie c’est la Commune. Ce qui a traversé toute l’histoire du mouvement ouvrier, qu’on retrouve au Rojava aujourd’hui, qui a inspiré beaucoup de Gilets Jaunes dans leurs revendications ou leurs façons de s’organiser. Le pilier de tout ça, c’est la Commune. Ensuite on peut développer un peu. Le modèle du Rojava est construit autour des coopératives, du socialisme et de la Commune avec cette démocratie directe et cette façon de s’organiser à l’échelle la plus locale possible pour que les gens aient leur destin en main. Il y avait les Gilets Jaunes de Commercy d’ailleurs qui avaient parlé du fédéralisme démocratique, qui avaient transmis un message par rapport au Rojava et on leur avait répondu de là-bas donc il y a des liens de nature politique qui sont apparus très clairement, qui sont évidents, c’est pour ça qu’il est important que les Gilets Jaunes se mobilisent pour ce modèle. C’est un espoir pour eux aussi, pas que pour les kurdes.

N’est-ce pas un peu triste de devoir brandir comme argument pour combattre la guerre que mène Erdogan qu’elle pourrait renforcer daech ? Les milliers de kurdes victimes de cette offensive ne suffisent pas ?

Alors si, effectivement, c’est vrai. Maintenant, quand on regarde les éléments de communication sur place, les kurdes ont bien compris que malheureusement leur sort propre ne pouvait pas suffire à convaincre à travers le monde qu’il fallait les aider et donc pragmatiquement ils voient bien que pour mobiliser autour de cette question, c’est triste, mais il faut parler aussi de l’intérêt immédiat qu’il y a en terme de sécurité à travers le monde. Et ça c’est un élément de communication qui était très présent chez les forces démocratiques syriennes et à raison. Evidemment que le sort des kurdes et de toutes les populations qui composent le territoire du Rojava devrait suffire pour mobiliser, mais il ne faut pas être naïf et prendre en compte ce qui marche en terme de communication et il faut rappeler qu’il en va aussi de notre intérêt sécuritaire, notamment vu les récents événements comme les 800 proches de Daech qui se sont évadés du camp d’Aïn Issa et qui sont des gens extrêmement dangereux.

On a entendu parler d’un bâtiment appartenant à la France qui aurait explosé, tu en sais plus ? 

Ça c’est une rumeur qui a circulé sur les réseaux sociaux. Ce qu’il s’est passé c’est qu’il y a une base américaine à coté de Kobané qui a été touchée par des tirs turques sans faire de blessé. L’Amérique a à peine répondu à ça alors qu’il s’agit quand même d’un membre de l’Otan qui en bombarde un autre… Et on apprend que dimanche après-midi le Pentagone annonce le retrait de jusqu’à 1000 soldats américains du nord de la Syrie pour ne pas se retrouver en étau entre les Kurdes et les Turques.

A-t-on un bilan de ces derniers jours ?

De ce que j’en sais, c’est difficile pour les docteurs de communiquer sur place. J’ai vu que les forces démocratiques syriennes avaient dévoilé les photos de sept de leurs combattants qui étaient tombés pendant l’offensive. A ce moment précis avec une source fiable je ne peux pas vous en dire plus.

Que penses tu de la nouvelle selon laquelle les YPG et l’armée de Bachar Al Assad s’allient pour combattre l’offensive turque ? On a l’impression d’atteindre des sommets d’enjeu geo-politique…

En terme géo-politique, en effet ça suppose pas mal de choses, mais sur l’accord en lui même puisqu’il semble être confirmé, ce que je dirais c’est qu’il y a le commandant en chef des forces démocratiques syriennes qui a dit « je préfère le compromis au génocide de mon peuple », donc ça c’est forcément quelque chose que je comprends. Après sur le plan politique, cet accord peut remettre en cause un grand nombre de choses, notamment sur ce pour quoi on s’est battu, mais il y a une chose de mon point de vue d’internationaliste qui ne changera pas, c’est que dans tous les cas, en allant là bas on a montré qu’il était encore possible au 21e siècle de se battre pour la révolution et d’avoir une démarche internationaliste. Et rien que pour ça, ça valait le coup.

Qu’est ce qu’on peut faire d’ici ? Quelle initiative serait pertinente ?

Il y a plusieurs moyens. Continuer à participer aux manifestations. Rejoindre celles organisées par les kurdes mais aussi que les forces militantes s’organisent par elles-mêmes et s’emparent de cette question parce qu’elle les concerne aussi. Organiser des réunions publiques, il y a un effort de pédagogie à faire encore. Même si c’est invraisemblable qu’on ait encore à le faire à cette époque là alors que ça fait des années qu’on informe à ce sujet. Il faut parler du Rojava et dire pourquoi c’est important de le soutenir. Il faudra aussi participer à des collectes de fonds. Par le groupe qu’on a créé, le collectif de volontaires, on va relayer un certain nombre de collectes de fonds, probablement cette semaine. Donner aux instances officielles kurdes qu’on va relayer sur notre page (https://www.facebook.com/2CFRojava) sera un moyen d’être utile.

Entretien réalisé par Cerveaux non Disponibles

Epilogue

S’il y a bien une chose précieuse au Rojava, ce sont les millions de vies portées par l’ambition de vivre dans une société qui accepte les différences, l’autonomie des peuples, le rôle égal des femmes par rapport aux hommes, une vision écologique anticapitaliste et une démocratie directe. Aujourd’hui cette révolution est lourdement attaquée et trahie par des Etats qui se sont payés une bonne figure tant que les forces démocratiques syriennes et les YPG se battaient contre Daech. On apprenait juste après l’interview que le commandant des forces du YPG avait conclu un accord avec Bachar Al Assad. Nous avons donc rajouté la question après coup. Un basculement dans le giron impérialiste russe n’augure pas mieux que l’abandon américain et européen pour ce qui est de l’expérience révolutionnaire. Et les temps à venir seront durs pour le Rojava.

A l’heure où tous les pays impérialistes jouent simplement leur partition de traitre, de vénal ou de boucher, et à l’heure où beaucoup d’endroits du globe s’embrasent contre leur logique, il est plus que temps de construire une géographie de territoires rebelles à travers le monde, de se rencontrer et d’imaginer un futur désirable vers lequel converger, un futur depuis lequel on se dise que nous aurons notre destin en main.


Comment reprendre nos rues

Initialement publié le 10 septembre 2019

En dix mois, le mouvement des Gilets Jaunes a réussi à de nombreuses reprises à surprendre : le pouvoir, la police, les médias, l’opinion. Voire les GJ eux-mêmes. Au delà de la détermination et d’une féroce envie de changement, ce qui a véritablement changé la donne du paysage des luttes sociales en France, c’est cette réalité nouvelle d’actions totalement décentralisées et autonomes. Des blocages, des occupations, des manifestations, des débordements. Tellement de possibles qui n’existent plus dans l’univers normé des syndicats, partis d’oppositions, ONG et autres structures bien établies.

En cette rentrée 2019, le champ des possibles semble encore très vaste. Bien plus vaste que le pouvoir et les médias le présentent. Mais pour réussir à déborder à nouveau, et peut être encore plus fort, il est nécessaire de réfléchir à des stratégies de lutte, que ce soit pour des manifs à venir ou d’autres types d’actions. Voici quelques pistes et réflexions, qui ne demandent qu’à être complétées et enrichies. Précision importante : ces pistes se placent dans une optique clairement insurrectionnelle, voire révolutionnaire. Puisque tant de GJ (et d’autres citoyens) le clament et l’espèrent depuis plusieurs mois, osons réfléchir à la chose de façon posée. Une sorte de manuel pour « agir en primitif et prévoir en stratège », comme le préconisait le poète et résistant René Char.

LA FORCE DU NOMBRE

Cela a toujours été le cas mais c’est depuis quelques mois de plus en plus flagrant en France : il est important, voire primordial, d’être assez nombreux dans la rue pour réussir à proposer des actions réellement dérangeantes pour le pouvoir. Cela ne veut pas dire que toute manifestation massive est en soi une réussite. Les manif pour le climat ont montré ces derniers mois qu’on pouvait être des dizaines de milliers (voir plus) et ne pas déranger le gouvernement et les puissances économiques. En revanche, pour réussir à déborder un dispositif policier de plus en plus agressif, venant directement au contact, et de plus en plus mobile (avec les voltigeurs), il y a besoin de milliers de personnes.

Les moments où le pouvoir a vraiment tremblé ces derniers mois ont toujours été ceux où, dans la rue, le rapport de force tournait à l’avantage des GJ en raison de leur nombre. Même en déployant des moyens humains et matériels énormes, la préfecture a été incapable de maitriser une colère lorsque celle ci était exprimée par des milliers de manifestants, à différents endroits d’une ville, pendant plusieurs heures.

L’exemple le plus frappant est sûrement celui de l’acte 23 (ultimatum 2). Suite à l’impuissance du pouvoir sur le premier ultimatum du 16 mars, la préfecture a monté un énorme dispositif pour éviter tout débordement. La page Ultimatum avait donné plusieurs lieux de rdv, au dernier moment. Les GJ s’étant rendus à ces rdv ont malheureusement pour eux été cueillis par des dizaines de CRS. Rien n’a été possible. Sauf que ce jour là, le nombre de GJ à Paris était si important qu’une grosse manif « déclarée » s’est élancée de Bercy. Là encore, la pref avait prévu le coup et décidé de couper la manif en plusieurs mini cortège, pour mieux les contrôler. Mais cela n’a pas fonctionné, tellement le cortège était massif et déterminé, au point de réussir à forcer plusieurs barrages policiers pour se regrouper.

Enfin, être très nombreux dans la rue, c’est aussi le moyen de protéger ceux qui sont décidés à agir (et pas forcément violemment, mais en désobéissance civile). Par leur présence, par leurs corps, des milliers de manifestants, même sans agir directement, peuvent ainsi aider à rendre une manifestation réellement offensive et gênante pour le pouvoir. C’est en ce sens que le cortège de tête est apparu il y a quelques années en France. On peut également prendre l’exemple de la révolte à Hong Kong, où la stratégie est poussée à un niveau hallucinant, et où les manifestants « de base » sont un élément essentiel pour les manifestants de première ligne.

L’un des enjeux majeurs des semaines à venir est donc de retrouver une mobilisation aussi massive (voir plus) qu’en novembre et décembre. Et c’est tout à fait possible. Quasiment aucune des personnes ayant participé à au moins un acte des GJ n’est aujourd’hui convaincu par l’action du gouvernement. Si certains ne descendent plus dans la rue, c’est plus par lassitude et/ou par peur (des violences policières et des arrestations) que par changement d’opinion sur la situation sociale et économique. Pire, le réservoir des résistants est sûrement encore plus grand qu’il y a un an. Chaque GJ peut s’en rendre compte autour de lui : qui est aujourd’hui satisfait de Macron et de son monde ? Qui n’est pas conscient de l’urgence climatique et sociale ? Chacun doit donc tenter de remotiver ses amis et ses proches de descendre dans la rues lors des prochains rassemblements.

PLAISIR ET IMAGINATION

Ce qui frappe aujourd’hui lors des manifestations GJ, c’est son côté répétitif et reproductif. A l’inverse, ce qui a fait le succès du mouvement, c’est sa capacité à créer, à innover dans l’occupation de la rue, de la ville. Des nouveaux chants, des nouvelles méthodes de déplacement, des blocages économiques inédits (ex : les Champs Elysées). Même le langage a été recréé et ne correspond pas aux habitudes des luttes sociales : on peut se moquer des « actes » se succédant, des « ultimatums », il n’empêche que les GJ ont créé leur propre calendrier, leur propre terrain de lutte et leur propre moyen de se rassembler. Quand ils ont occupé les ronds points, tout le monde trouvait ça étrange. Pareil quand ils ont investi des péages. Et encore pareil lorsqu’ils ont décidé de se retrouver tous les samedi dans les centre ville. Et lorsque de nouveaux chants sont arrivés, ce fut comme une petite victoire. La création d’un nouvel espace d’expression, d’échanges et d’exutoire.

Les puissants tentent depuis toujours de mettre des œillères à la population et lui faisant croire que rien n’est possible, si ce n’est d’exprimer sa colère à travers les élections ou les luttes institutionnalisées (syndicats, partis, ONG…). Alors que la réalité est toute autre. La vie est un immense terrain de jeux. La ville aussi.

Rien n’énerve plus le pouvoir que des personnes heureuses de lutter et de se retrouver. Les puissants font tout pour rendre les manifestations oppressantes alors qu’elles peuvent être des lieux de rencontres, de vies, de folies.. Tout ce qu’ils ne connaissent pas dans leur petite vie bourgeoise et confortable. Il importe donc de ramener de la joie, de la folie, du feu et de la vie dans la rue. Pour casser leur rêve de grisaille, pour se faire plaisir mais aussi pour donner envie à d’autres citoyens de nous rejoindre. Qu’ils comprennent que ce qui se joue dépasse largement une voiture ou une banque brulée. Que le cœur de la révolution n’est pas dans la destruction mais dans la rencontre, les complicités, l’échange et la construction.

MOINS DE TÉLÉPHONE, PLUS DE SOLIDARITÉ

Il est important d’avoir des photos et des vidéos de ce qui se joue dans les rues, notamment lors des moments les plus insurrectionnels, mais surtout lors de violences et dérives policières, pour témoigner de ces réalités que le pouvoir tente de cacher. Mais aujourd’hui, trop de personnes ont pris le réflexe de sortir le téléphone à la moindre poubelle brulée, pire, à la moindre charge policière. Ces personnes restent solidaires, et partie prenante du mouvement. Mais elles ne se rendent pas compte qu’en filmant avec leur téléphone, elles se sortent du reste des manifestants pouvant agir réellement. Elles sont présentes physiquement mais ne peuvent plus agir. Elles deviennent spectatrices. Combien de vidéos avons nous vues avec une personne malmenée par la police et que personne n’aide alors que des dizaines de manifestants filment la scène ? Il ne s’agit pas de juger et de donner des bons/mauvais points.

Chaque personne est libre de faire ce qu’elle veut, y compris en manif. Et il est tout à fait compréhensible de vouloir filmer un moment fort. Mais il faut tout de même analyser le phénomène de façon générale et voir ce que cela implique sur l’ensemble du rassemblement. Et avec ce point de vue, on ne peut que constater les méfaits de cette tendance et avoir conscience qu’elle profite au pouvoir puisqu’elle rend la manifestation moins offensive et moins solidaire. Sans compter que les vidéos constituent parfois des preuves utilisées contre les manifestants accusés de dégradations.

Il est donc temps de ranger son téléphone et de prendre activement part aux prochaines manifestations. Cela peut prendre des formes diverses : chanter, courir, taguer, faire des banderoles, donner des informations aux autres manifestants, proposer des actions. Tant de choses que le cerveau ne fait plus quand il vit la manif à travers l’écran d’un téléphone.

DIVERSITÉ ET RESPECTS DES PRATIQUES

Il est important d’interroger la place et le degré d’actes offensifs dans les manifestations se voulant insurrectionnelles. Cette question est très complexe et sensible puisqu’il n’appartient à personne de définir une limite précise dans la justesse morale d’actes offensifs. Nous refusons tous de valider le schéma imposé par la société qui voudrait que toute action illégale soit immorale. Il est acquis pour beaucoup qu’un Fouquet’s qui brule n’est pas plus grave qu’un patron qui licencie pour augmenter ses profits. Mais dire cela ne veut pas dire que casser ou bruler est forcément pertinent pour la lutte et pour faire avancer la cause révolutionnaire.

S’il faut se garder de condamner un manifestant se prêtant à des dégradations, il ne faut pas non plus tomber dans le travers inverse qui valoriserait, de facto, toute dégradation ou acte violent. A certains moments, à certains endroits, dégrader du mobilier urbain, des boutiques ou attaquer les forces de l’ordre peut se révéler une erreur stratégique et faire le jeu du pouvoir.

La dégradation ou les violences ne sont en rien un marqueur pour jauger la réussite ou non d’une manifestation. Dans un sens comme dans l’autre. Ces actions offensives ne sont que des outils pour parvenir à des objectifs plus importants que les conséquences directes d’une voiture brulée ou d’une banque saccagée. Dans une société régie par l’image et par l’apparence, où le pouvoir ne tient que par l’illusion qu’il maitrise tout et qu’aucune alternative n’existe, ces actions offensives font sens quand elles participent à briser cette illusion. Cela fonctionne lorsque toute une partie de Paris semble hors de contrôle du pouvoir malgré les milliers de policiers et militaires déployés. Mais pour y arriver, il convient de créer les conditions propices à une telle situation.

Il faut aussi garder à l’esprit que l’offensive et la rébellion peut revêtir des formes très subversives sans être forcément violente. Des milliers de personnes qui vont sur le périphérique, sur les rails d’une gare ou occuper un ministère, cela peut faire tout aussi mal aux puissants.

Refusons donc de classer les manifestants entre violents et non violents. Seuls ceux qui craignent le changement ont un intérêt à cette séparation totalement artificielle. Cette classification (stigmatisation) est un simple outil de domination. La violence n’est pas immorale en tant que telle. Même les livres d’histoire nous vantent les mérites de résistants qui ont combattu le mal. Combattu au sens propre. Au sens violent.

S’ADAPTER EN TEMPS RÉEL

Face aux nouvelles stratégies de « maintien de l’ordre », avec des unités très mobiles et agressives, il est plus que jamais nécessaire que les manifestants se montrent très attentifs et s’adaptent au plus vite aux situations. . A Hong Kong quand le front policier devient trop chaud face à eux, les manifestants ne stagnent pas.Très vite, la manif se déplace ailleurs. Il est très difficile de décider de façon collective dans de telles situations, surtout dans un mouvement sans leader et totalement horizontal, mais cela fonctionne. Et souvent, il vaut mieux prendre une décision et « bouger » plutôt que rester statique de peur de faire une erreur.  Il faut également garder à l’esprit que parfois, l’affrontement avec les forces de l’ordre n’est pas du tout stratégique. Lorsque le rapport de force est clairement déséquilibré, il est parfois préférable de réfléchir à des solutions alternatives permettant aux manifestants de continuer à occuper l’espace, à bloquer, à être offensif. La police n’est pas l’objectif. C’est l’outil du pouvoir qui peut empecher d’atteindre des objectifs. Mais se focaliser sur eux empêche parfois de créer des moments sûrement bien plus beaux et constructifs pour la lutte.


L'injustice de la justice

Initialement publié le 2 septembre 2019

« Dans la vie mon p’tit bonhomme il y a les bons et les méchants. Les bons c’est les honnêtes gens, tu sais ceux qui respectent la loi. Ceux qui sont du côté d’la justice tu vois ! »

FAUX

C’est fabuleux d’avoir glissé à ce point. D’avoir réussi à ancrer dans nos petites têtes disponibles savamment vidées de tout sens critique que « Justice » et « Loi » marchaient main dans la main. La Loi c’est le cadre légal. C’est un éco-système de rédactions qui décident « pour le bien de tous » ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. La Justice au sens noble du terme c’est ce sentiment d’équité, voir d’éthique, dans lequel une dualité ou un conflit trouve une issue équilibrée et saine « pour le bien de tous ». En tout cas, ce sont mes propres définitions.

Cette justice que nos lois ont tricotée viole à loisir la morale. L’Apartheid était légal, la ségrégation aussi. L’esclavagisme également, et aujourd’hui il a réussi à s’adapter et se nicher dans le respect de lois aux multiples formes insidieuses. Car au final qui écrit ces lois ? Qui, à l’intérieur des parlements, des palais et des meetings souffle à l’oreille de ces rédacteurs fantoches ? Quelles sommes, quelles menacent, quelles influences exercent ces siffleurs sur cette fameuse législation que nous chérissons tant, garant du « juste », garant du « bien » ?

La justice d’aujourd’hui, qu’on se le dise, est ce que le Viandox est à la viande : un ersatz bon marché. Puisque, comme partout, la qualité importe peu, pourvu que les marchés remportent tout. Seul compte l’argent dont s’abreuvent une poignée de dirigeants et d’actionnaires insatiables et le sentiment de pouvoir qu’il confère. Ce fameux « pour cent » que tant de gens haïssent mais pour autant jalousent. Si seulement cette colère pouvait servir à combattre un système injuste au lieu qu’ils cherchent à ressembler à leur élite nauséabonde, être calife à la place du calife. Triste ambition. Combat stérile.

Nul besoin de bons soldats lorsque l’on peut acheter les meilleurs avocats. L’argent appelle l’argent et se nourrit de lui même. Ravaler son vomi n’est pourtant pas délectable quand bien même on le couvre de feuilles d’or. Alors que le « bien de tous » a laissé place au « bien des premiers de cordée », la grande banderole des belles paroles est percée de mille failles grâce auxquelles il est légal d’empoisonner notre nourriture, de souiller notre air, ou de discriminer son prochain pourvu qu’il ne nous ressemble pas trop. Un « liberté, égalité, fraternité » bien moucheté.

Ces méchants terroristes et leurs délits illégaux ce sont des maires qui limitent l’utilisation de pesticides, des jeunes qui décrochent des cadres dans les mairies, d’autres qui dansent aux bords des fleuves ou aux fonds des bois, ceux qui manifestent sans autorisations, ceux qui aident des migrants en détresse à ne pas mourir noyés…  la liste est longue tant les points de rencontre entre morale et rentabilité sont faibles. La rentabilité ne pourrait-elle être que le fruit de l’exploitation de l’un sur l’autre ? Se pourrait-il qu’un monde où l’argent est roi soit injuste par nature ?

Cette justice de pacotille dont le maintien de l’ordre féroce cherche à tirer sa légitimité est un ennemi du « bien de tous ». La désobéissance civile est un outil de ce combat. Prenons conscience que la loi est parfois mauvaise et que quand la police défend ces lois, alors elle se trompe. Mais quand la police se trompe, elle ne s’excuse pas. Comme un petit enfant impuissant, frustrée de n’avoir ni les mots, ni l’esprit, elle tape sur ses petits camardes. Dans le respect de la loi.

Les lois ne nous respectent pas, pourquoi devrions-nous les respecter ?