Comprendre nos défaites

Il est souvent difficile d’être lucide lors d’une défaite. C’est pourtant toujours salutaire. Surtout lorsqu’on parle non pas d’une seule défaite, mais de plusieurs. Et pas des moindres.

Passé le soulagement de savoir que Marine Le Pen ne serait pas présidente de la République, nous avons été obligés de constater que la victoire était pour Macron et son monde. Et qu’il s’agissait donc d’une défaite pour notre camp. Pour nos camps.

Plus de trois ans après le début du mouvement insurrectionnel des Gilets Jaunes, Macron, qu’on pensait incapable de finir son mandat, est réélu. Deux ans après un soulèvement antiraciste majeur de plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues contre le racisme institutionnel, Macron est réélu lors d’un second tour face à une candidate encore plus raciste que lui, avec un score de l’extrême droite totalement inédit. Alors que pendant tout le quinquennat, des manifestations et des grèves massives pour le climat ont eu lieu, Macron est réélu alors qu’il incarne, sans s’en cacher, tout le système ultra libéral occidental responsable de la catastrophe climatique.

On pourrait continuer encore longtemps cette liste de défaites. Mais ce serait oublier la principale, celle qui cristallise l’ensemble de ces échecs : les tenants du pouvoir politique et médiatique, par la peur (justifiée) de l’arrivée d’une fasciste au pouvoir, ont réussi à faire se concentrer toutes les attentions et les énergies sur une élection. Alors même que jamais autant de Français n’ont dénigré (là encore, à juste titre) le système actuel.

Imaginez un peu le tour de force : des millions de personnes se révoltent depuis plusieurs années et sont prêtes à renverser le système. Ce système, pour se maintenir, emprunte la voie de l’autoritarisme et distille un discours de plus en plus raciste, faisant logiquement monter les partis d’extrême droite (bien aidés par les médias des milliardaires). Ce faisant, il arrive à faire de la menace « Le Pen » une réalité encore plus crédible qu’en 2017. Face à cela, l’ensemble du champ politique, social, syndical, et même révolutionnaire, concentre son énergie et ses forces sur cette élection.

Non seulement l’élection présidentielle est redevenue centrale dans nos vies, ce qui est déjà une énorme victoire du système, mais en plus, les forces contestataires, capables de renverser le système, se déchirent pendant des mois et se tirent dans les pattes selon leur choix d’appeler à voter ou non, et si oui, pour quel candidat.

Alors que la 5e république n’a jamais été autant remise en cause. Alors qu’un président n’a jamais été aussi détesté… jamais il n’y aura eu autant de « vote utile », que ce soit au premier ou au second tour.

Nous ne pouvons que constater cette défaite majeure, et lourde. Le système a réussi à se montrer « indispensable ». Même pour ceux qui veulent le combattre. Nous ne doutons pas que les prochaines semaines emprunteront la même partition, au moins jusqu’aux législatives.

La question n’est pas de pointer les responsabilités au sein de nos camps. Chacun a fait ce qu’il a pu et ce qu’il a cru être le moins pire au vu de la situation.

Non, la vraie question, c’est comment faire en sorte que nous ne nous retrouvions pas dans la même situation dans 5 ans. On sait que Macron est détesté. Que des millions de Français (et de citoyens du monde entier) veulent changer de système. Qu’il y a une vraie prise de conscience que les ultra riches sont en train de détruire toute la planète pour leur simple intérêt.

Mais comment réussir à concrétiser cette rage, cette colère, ce désespoir parfois, en quelque chose qui puisse vraiment changer nos vies, qui puisse vraiment détruire le système ? Clairement, il ne faudra pas attendre que cela se fasse par des élections. Ni présidentielles, ni législatives, ni municipales. Pour que le système change profondément, il faudra le détruire. Et reconstruire par dessus. Mais vu l’échec lors de la sublime et inattendue tentative des Gilets Jaunes, il nous appartient de comprendre comment ne pas reproduire cette défaite. Pour que ces défaites ponctuelles puissent se transformer, un jour, en un échec et mat.


Les fascistes en marche

Un second tour des présidentielles avec l’extrême droite, c’est désormais « habituel » en France. On vomit. Puis on reprend vite le cours de nos vies.

Un second tour avec l’extrême droite face à un président sortant, lui même rampe de lancement au fascisme. Ça, c’est une première ! Mais cela ne surprend personne. A peine va-t-on vomir d’ailleurs cette fois.

En 2002, quand Le Pen père arrive pour la première fois au second tour de la présidentielle, créant un véritable séisme politique, il ne recueille « que » 4,8 millions de voix. 20 ans plus tard, sa fille est au second tour avec 8,2 millions de voix (chiffres à affiner, il reste 3% de bulletins non pris en compte). Auquel on peut ajouter les 2,5 millions de voix de Zemmour. Soit plus de 11,5 millions de Français qui ont voté pour ces deux candidats ouvertement fascistes.

C’est vraiment flippant. Alors oui, on pourra se dire que l’abstention fait toujours plus (12,6 million), reste le premier parti de France, et qu’elle témoigne d’une crise profonde de ce système. Il n’empêche, plus de 11,5 millions de Français ont voté pour des fascistes.

Si on en est arrivés là. Ce n’est pas le fruit du hasard. Un fascisme aussi décomplexé et accepté par une partie de la société, c’était la seule option pour que le système ultra libéral parvienne à se maintenir. Macron a fait monter le monstre raciste depuis 5 ans en jouant totalement sa partition (lois liberticides, stigmatisation des minorités, dissolution d’associations, chasse aux exilés, répression amplifiée). C’est grâce à cela qu’il peut encore espérer gouverner 5 ans de plus.

D’ailleurs, l’autre sidération, c’est le score de Macron. Celui qui a autant méprisé le peuple, qui a fait un quinquennat d’une violence sociale et humaine inouïe, qui a conduit la France dans un système autoritaire et clairement pré fascisant… Ce mec fait bien plus qu’en 2017, gagnant 1,2 millions d’électeurs lors du premier tour.

C’est le candidat qui gagne le plus de voix entre 2017 Et 2022. Melenchon en gagnant 930 000 et Le Pen 610 000.

Alors oui, Mélenchon a « créé » la surprise, en talonnant Le Pen. Mais peut-on se réjouir de ce simple fait ? Si Mélenchon progresse nettement par rapport à 2017, cela s’est fait surtout dans une logique de vote utile et parce que sa ligne est marquée par un tournant qui a tenté de synthétiser cinq années de mouvements sociaux contrairement aux autres partis de gauche.

Cela se voit particulièrement avec les scores ridiculement bas de tous les autres candidats de gauche (ou même pseudo gauche comme Hidalgo/Roussel). Melechon a même bénéficié de soutiens jusqu’ici inédit de structures ou personnalités proche de l’autonomie, de l’antifascisme ou de l’anarchie. Cela n’a pas suffit.

Il ne faut pas non plus sous-estimer non plus le score de la gauche radicale et de l’abstention en outre mer, dans les quartiers populaires et au sein de la jeunesse, trois des couches les plus précaires.

Il y a eu en fait trois votes utiles : ultra libéral (Macron), fasciste (Le Pen), de gauche (Mélenchon)

Peu importe l’issue du second tour, ces cinq années à venir seront probablement les plus dures que nous aurons à traverser, dans l’histoire de la cinquième république. Ces cinq dernières années semblent annoncer la couleur, mais plus pour nous préparer à pire.

Les attaques seront sans relâche, les dissolutions risquent de pleuvoir, la liberté d’association sera sûrement fortement remise en cause au nom des lois sur les valeurs républicaines. Nous devons nous préparer à plusieurs options : nous servir des cadres légaux évidemment, mais aussi probablement à nous organiser en partie dans la clandestinité.

La parole révolutionnaire, déjà marginalisée par les médias mainstreams sera encore moins audible, elle aura moins d’écho et sera d’autant plus réduite. La bataille hégémonique continuera à se jouer sur la communication mais aussi et plus que jamais sur le terrain réel, c’est à dire la rue et partout où nous sommes physiquement.

Nous avons eu un avant-goût de ce que la Macronie peut faire en terme de dégâts sur nos vies et de son niveau de radicalité ultra libérale, croissant au fil des années pour détruire nos vies. Jusqu’où est-elle déjà allée ?

Le risque de voir l’extrême-droite au pouvoir est réel, qu’elle gagne les législatives ou pas, le résultat sera désastreux car sa légitimité aux yeux de la majorité de la population devient réelle.

A l’image du mandat de Donald Trump, cela ne signifie pas forcément que le pays instaurera réellement un régime fasciste comparable à celui des années 30/40 ou aux dictatures sud-américaines et du sud de l’Europe. Cependant, la propagation de ces idées sera encore plus conséquente, sa mainmise sur les institutions publiques ira crescendo. Si les contextes sont incomparables, la Pologne et la Hongrie démontrent quand même que les nationalistes ont des stratégies qui peuvent fonctionner lorsqu’il s’agit de s’inscrire sur la durée.

Prendre le pari de croire qu’un pré-fascisme déclencherait une révolution de facto est extrêmement risqué et demeure probablement un fantasme.

Ce ne sont pas quelques réactions insurrectionnelles marginales, même visuellement impressionnantes qui suffiront à renverser un état policier de plus en plus préparé à mater les révoltes.

Le Pen sera probablement pire que Macron, et dans les deux cas, nous aurons le droit à une politique internationale aux mains de l’impérialisme le plus décomplexé.

Qu’une réaction désespérée voire nihiliste éclate dans les jours à venir serait plus que compréhensible, car notre rage est totalement justifiable et même légitime. Nous pensons cependant qu’il est important de garder nos forces, nous en aurons besoin dès la fin du mois pour nous organiser à court, moyen et long terme.

Dans les semaines à venir, nous vous proposerons peut être des initiatives allant dans ce sens. Il ne s’agira pas seulement de dresser le bilan critique des dernières années de luttes, ni même de nous autoflageller. Nous avons déjà touché le fond.

Ce que nous souhaitons, c’est que nous participions toutes et tous à une reconfiguration et une structuration plus globale du camp révolutionnaire, que nous soyons forces de proposition, afin de surpasser notre torpeur face à cette situation très dure.

Le monde n’est pas fait que de gilets jaunes, autonomes, d’extrême-gauche, d’écolos, de citoyennistes ou de décoloniaux. Même si toutes ces personnes s’unissaient, cela ne suffira jamais pour une dynamique de masse contre leur monde.

Ne perdons pas espoir, même si c’est vite dit, soyons prêts à encaisser les coups, à les rendre mais surtout, et dès que possible, à les donner.

A bas la République et vive la démocratie directe !


Ukraine : notre difficile position anti-guerre

Contre la guerre, les états de guerre et les impérialismes.
Pour le droit à l’autodéfense.

Beaucoup de choses ont été dites sur la guerre en Ukraine. Et comme souvent en période de guerre, les prises de position, même les plus nuancées, engendrent des réactions binaires et disproportionnées. Dans ce climat d’incompréhension et alors que nous sommes sujets à des manipulations médiatiques de tous les côtés, ce texte a pour objectif d’éclaircir notre position sur ce conflit.

Oui, le poids de la domination mondiale américaine est supérieur à celui du reste du monde, notamment par son complexe militaro-industriel. Oui, l’armée américaine, c’est plus de 800 bases dans le monde, 35% des dépenses militaires mondiales à elle seule et c’est le modèle impérialiste américain qui semble le plus diffusé partout sur la planète et par tous les moyens possibles.

Oui, l’impérialisme de l’Occident et ses alliés est, de loin, celui qui a le plus déstabilisé le monde et qui provoque la majorité des catastrophes sur cette planète. Oui, le poids et la présence de l’OTAN n’est comparable avec aucune autre armée, ni la Chine, ni la Russie. Enfin, oui, les États-Unis ont participé à une ingérence à Maïdan puis par la suite sous fond de guerre énergétique et d’hégémonie militaire, et cette guerre en est une conséquence directe.

Cependant, c’est le président russe qui a fait le choix délibéré d’envahir militairement un pays souverain dans son intégralité. Les civils sont les victimes et il n’y a absolument pas de justification à trouver à cette invasion criminelle décidée par Poutine. La population ukrainienne dans son intégralité en paye le prix. Elle subit les bombardements, ses habitants peuvent mourir qu’ils soient dehors ou chez eux. Nous les soutenons de manière inconditionnelle.

Aussi, nous sommes solidaires des Russes victimes de la répression du Kremlin sur son sol, à l’image des mobilisations anti-guerre partout en Russie. Mais également à l’étranger, par son ingérence dans certains pays comme le Kazakhstan et la Biélorussie, où les hommes de Poutine ont participé à mater des mouvements sociaux.

Soyons clairs : le régime de Poutine n’a pas de leçons à donner concernant l’extrême-droite vu les liens qu’il entretient au niveau international avec cette mouvance, allant jusqu’à son financement et à confier des missions au groupe Wagner. Les fascistes sont très divisés sur la question ukrainienne et se trouvent des deux côtés.

Le régime du parti Russie Unie est celui des oligarques mafieux, et même s’il a su redresser économiquement un pays humilié par la présidence de Boris Eltsine, son fondement demeure capitaliste et très autoritaire. Nous n’oublions pas non plus les nombreux crimes de guerre dans le Caucase en Tchétchénie, Ingouchie ou encore au Daghestan durant les années 90/2000.

Ceci est dit, maintenant, il ne s’agit pas de tomber dans le “ni, ni” simpliste, ou à l’inverse dans le campisme. Tâchons donc de voir plus loin et d’essayer de saisir quelques enjeux de ce conflit et leurs conséquences.

État de guerre depuis 2014

Le conflit ukraino-russe tient aussi ses racines du découpage hasardeux durant l’époque soviétique, puis au moment de l’indépendance de l’Ukraine en 1991. L’Est du pays est très russophone et possède des communautés russes très importantes. L’Ukraine est en proie à des luttes entre russophiles et pro-europe depuis longtemps.

Les premières tensions entre les axes pro-russes et atlantistes prennent de l’ampleur durant la révolution orange en 2004 après l’élection contestée de Viktor Ianoukovitch, successeur de Léonid Kouchma (ex président pro russe) face à Viktor Louchtchenko (pro-Europe soutenu massivement par l’occident), qui sera finalement élu. Ce dernier perdra à son tour en 2010 contre le candidat pro-russe. Contrairement à 2004, les élections de 2010 se seraient déroulés sans irrégularités, Ianoukovitch en sort vainqueur.

En 2013, peu avant Maïdan, le pays peine à se développer économiquement, criblé de dettes et en récession.
La Russie, qui représente une part forte de son endettement, lui accorde un prêt de 15 milliards d’euros et baisse le tarif de son énergie, l’Union Européenne lui ayant refusé la somme de 20 milliards mais lui aurait elle aussi proposé une aide conséquente. Les deux camps possèdent des accords importants avec l’Ukraine, notamment dans le secteur agricole.

L’hiver 2013/2014, un mouvement pro-européen devient populaire pour une partie de la population lassée du régime Ianoukovitch après la rupture brutale d’un accord économique facilitant des échanges avec l’Union Européenne. Le président ukrainien annonce renforcer ses relations économiques avec la Russie.

Ce mouvement social s’amplifie et sera soutenu par toutes les branches du libéralisme, ainsi que par toutes les franges de l’extrême-droite. On ne peut cependant résumer et essentialiser le profil des manifestants. Il s’agissait aussi d’un ras le bol général des conditions sociales contre un régime corrompu qui agirait dans l’intérêt de la Russie, du désir de sortir de cette crise, et bien sûr du leurre libéral agité par l’Europe censée être libératrice. Des faits graves de la part des nationalistes ukrainiens sont constatés durant l’occupation de la place Maïdan, épicentre de la contestation.

De son côté, le régime pro-russe a aussi agi avec la manière forte, jusqu’à envoyer sa police anti-émeute, la Berkout, tirer à balles réelles sur les manifestants. Le régime emploie des miliciens, la répression est inouïe : 103 manifestants seront tués ainsi que 17 policiers. Les deux camps s’accusent mutuellement d’avoir commencé ces tirs, et la situation devient hors de contrôle. Le président finira par s’enfuir et sera condamné par contumace. Il est accusé d’avoir détourné plus d’un milliard d’euros pendant son mandat.

Un premier gouvernement d’union nationale sera alors décrété en attendant des élections. Le parti de l’ancien président sera interdit d’élection ainsi que toutes les tendances communistes dont les symboles seront détruits. Les nationalistes obtiennent de fait des victoires idéologiques et des postes importants, mais s’effondrent par la suite électoralement au détriment des libéraux europhiles. Petro Poroshenko est élu en 2014 puis fragilisé par des scandales de corruption.

Volodymyr Zelensky lui succédera en 2019. Durant sa campagne électorale populiste, il joue son propre rôle dans un feuilleton télévisé, sous fond de lutte contre la corruption (son nom est depuis cité dans l’affaire Pandora Papers). Le président ukrainien tente de se rapprocher encore plus de l’Occident et de l’OTAN, mais dit aussi vouloir atténuer les tensions avec la Russie. Il ira même jusqu’à gracier d’anciens policiers de la Berkout.

Paradoxalement, les USA demeurent assez distants. Biden n’a proposé de rencontrer Zelensky qu’en Août 2021. Cette proposition intervenait dans un contexte, où Biden avait négocié la levée des sanctions économiques sur le Gazoduc North Stream 2 avec l’Allemagne. Zelensky évoquait alors « Une grave menace pour la sécurité » de son pays. « Nord Stream 2 va priver l’Ukraine de ses approvisionnements en gaz, ce qui signifie nous priver d’au moins 3 milliards de dollars par an… Nous n’aurons rien à verser à l’armée ukrainienne » (source le Monde). Rappelons qu’entre 2014 et 2019, Biden fils (Hunter), était membre du conseil d’administration de Burisma, le plus important exploitant de gaz du pays.

Parallèlement au changement de régime en 2014, la Russie intervient en Crimée, région composée majoritairement de Russes. Une partie importante de ses habitants semble revendiquer son rattachement à la Russie. Poutine accepte directement de la reconnaître en tant qu’état russe. Une autre région située également à l’Est où se trouvent de fortes populations russes, le Donbass, est en proie, depuis, à une situation de guerre civile avec des affrontements réguliers.

Le Donbass au cœur du conflit

Situé à l’extrême Est, le Donbass est composé de deux régions (Oblast de Donetsk et Lougansk). Environ 70% de la population y est russophone y compris parmi les ukrainiens. Sa population est russe à environ 38%, il existe d’importantes communautés musulmanes qui représentent 15 à 20% de la population suivant les zones, les ukrainiens constituant la majorité du reste de la population, environ 40%. Les terres agricoles y sont riches, ses ressources principales sont le charbon et le fer et le sud bénéficie d’un accès à la mer Noire.

Les accords du cessez-le-feu de Minsk II signés en Biélorussie en 2014 sont constamment violés par les deux camps. On dénombre près de 10 000 morts et un million et demi de déplacés en 2020 depuis le début du conflit (source Vice). Il est constaté des exactions extrêmement graves des deux côtés. La population subit une véritable guerre de tranchées, même si elle était jusqu’à présent considérée comme de “basse intensité”.

Il convient donc de rappeler que même si ce conflit armé a pris aujourd’hui des proportions inquiétantes et s’étend dorénavant à l’ensemble du sol ukrainien, l’état de guerre existe dans le Donbass depuis Euromaïdan et l’annexion de la Crimée. Certaines zones du sud ont connu des affrontements très violents à l’exemple de l’incendie criminel attribué aux nationalistes ukrainiens à Odessa, à l’encontre d’une maison syndicale communiste, qui a fait 42 morts asphyxiés ou brûlés vifs.

Les élections régionales du Donbass avaient donné pour résultat une victoire des séparatistes à plus de 60% mais il est très difficile d’évaluer la légitimité de ces résultats, sous la pression des milices. Cette zone est pratiquement impénétrable pour les ressortissants étrangers, y compris les journalistes. Nous préférons, par manque de sources fiables, éviter de spéculer sur la situation de ces deux régions clés. Nous retenons que des initiatives pour la paix existeraient de manière marginale, et que les informations sont difficiles à obtenir.

Un conflit sous fond de concurrence énergétique et militaire

L’Ukraine est un pays qui dispose de beaucoup de ressources agricoles dont le blé. C’est aussi le 7ème producteur de fer au monde, le 8ème de manganèse et d’uranium, le 6ème en titane. Elle se situe au milieu d’une zone de transit entre la Russie et l’Europe notamment des gazoducs. La Russie quant à elle est l’un des plus gros fournisseurs d’énergie de l’Europe. Même si cette tendance est à la baisse : le gaz russe ne représente que 25% de ses importations en 2021 contre 40% il y a peu (source think tank Bruegel).

Jusqu’à présent, bien que parfois tendues, les relations russo-européennes n’empêchent pas des accords énergétiques essentiels pour leurs économies respectives. L’Allemagne, qui dépend à 50% de la Russie pour son approvisionnement en charbon dans les centrales électriques et largement de son gaz, interrompt les livraisons énergétiques du gazoduc North Stream 2 sous la pression américaine qui a décidé d’appuyer cette décision par des sanctions contre le géant russe Gazprom, partenaire de ce projet. Pourtant, les livraisons de North Stream 1 continuent.

Il y a une certaine hypocrisie de l’Europe, la France en tête : son industrie est la plus présente parmi les pays étrangers en Russie. À peu près toute la classe politique européenne qui condamne son intervention n’a eu aucun problème à se prendre, auparavant, en photo avec Vladimir Poutine et parfois à le soutenir, notamment en France (Macron, Hidalgo, Les Républicains, Rassemblement National, Reconquête..). Cependant, il est évident que la Russie sera sanctionnée économiquement et que les répercussions sur le prix de l’énergie et du blé seront conséquentes.

Les Américains y voient probablement une opportunité pour affaiblir l’état russe de l’intérieur à moyen et long terme et exporter plus vers l’Union Européenne et l’Ukraine. Devenus des (sur)producteurs qui exportent leurs énergies : pétrole et surtout gaz de schiste. Ce dernier a du mal à se vendre, étant très polluant et plus coûteux que le gaz russe. Priver ou diminuer l’influence énergétique de la Russie s’avère une option financière viable. Pour autant, malgré quelques sanctions symboliques du soft power acquis à l’Occident (sport, eurovision..), la plupart des pays européens n’ont rompu aucun contrat économique avec la Russie.

Militairement, l’OTAN n’a cessé de repousser ses frontières en incluant tous les pays membres de l’Union Européenne à chaque fois en s’approchant de la zone frontalière russe depuis la fin du rideau de fer en y posant des bases militaires. Cette stratégie “dissuasive” amplifie la surenchère belliqueuse de Vladimir Poutine qui a pourtant, par le passé, proposé des accords de coopération militaire avec le camp occidental, qui ont toujours été refusés. L’attitude offensive de la Russie fait elle aussi réfléchir sur les raisons qui poussent ses pays à se positionner vers l’Ouest.

Démilitarisation et paix révolutionnaire, l’axe de sortie impossible

L’agression militaire russe est incontestable, indéfendable, mais elle était loin d’être imprévisible. On peut se demander à juste titre jusqu’où serait prêt à aller le Kremlin. L’Europe, binôme franco-allemand et Emmanuel Macron en tête, a encore prouvé ici son incapacité d’indépendance vis à vis des États-Unis, et son incompétence diplomatique totale. La seule chose que l’Europe propose est de fournir quelques armes, à l’image de l’Allemagne qui livre 4000 lance-missiles, comme si c’était une solution durable.

L’UE n’a pas su calmer les ardeurs de Poutine et a abandonné l’Ukraine. Elle dispose d’une marge de manœuvre pourtant réelle vis à vis de l’économie russe. Elle aurait pu s’interposer et tenter d’éviter le pourrissement de cette situation, y compris dans son intérêt économique, et donc éviter que l’Ukraine devienne le paillasson de la concurrence entre Moscou et Washington. La force dissuasive de l’OTAN n’a pas fonctionné.

Concernant la demande d’adhésion à l’Union Européenne par la président Zelensky “sans délai”, il n’existe légalement aucun moyen de ne pas passer par des milliers des textes, de recours et d’accords économiques qui le permettraient. Si elle se réalisait, cette adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne engagerait de facto le Kremlin dans une guerre contre l’Union Européenne, dont l’OTAN ne veut probablement pas. L’OTAN a rejeté l’idée d’une zone d’exclusion aérienne en Ukraine.

L’intervention russe, quant à elle, semble actuellement tenue en échec. Il est impossible de savoir combien de soldats et de civils ont été tués pour le moment. Malgré le poids de l’occupation militaire russe, la résistance ukrainienne est solide et a l’air de tenir le coup. C’est un courage et une détermination sans faille à laquelle est confrontée l’armée russe.

Si la Chine soutient discrètement Poutine, faute de quoi il n’aurait probablement jamais osé se lancer dans cette guerre, difficile de prévoir comment va se positionner et agir Pékin. Ce conflit semble parti pour s’éterniser, reste que la Russie paraît isolée sur le plan international. Après un vote à l’ONU sur une résolution pour la fin de son intervention Ukraine, la majorité de ses alliés traditionnels se sont abstenus et semblent souhaiter que ce conflit s’arrête.

Concernant la suite, nous lisons beaucoup de spéculations sur :

– Un enlisement et une surenchère qui auront des conséquences humaines et économiques désastreuses, sauf peut-être pour les marchands d’armes et les oligarques.
– Une amplification de cette situation de guerre froide malgré un éventuel cessez-le-feu, peu probable à l’heure actuelle.
– Une paix tactique purement libérale parce que financièrement cela pourrait être rentable, difficile tant que la Russie refuse de se plier aux exigences de Washington et qu’elle n’obtient pas le Donbass.
– L’adhésion ukrainienne à l’Union Européenne, peu probable, qui engagerait de facto une guerre mondiale.

Nous préférons éviter les pronostics, et soyons francs, la seule solution que nous défendons est impossible à l’heure actuelle : la paix révolutionnaire dans une perspective internationaliste et le droit à l’autodéfense. C’est-à-dire, la lutte contre tous l’impérialisme, les guerres et leurs états de guerre dans une logique révolutionnaire de démilitarisation globale. Nous devons ainsi nous attaquer aux causes de ces conflits, à l’image du mouvement contre la guerre au Vietnam en 1968.

Ces mouvements anti-guerre doivent trouver un renouveau : depuis la guerre en Irak de 2003, ils n’existent plus que de façon marginale. L’Ukraine nous en rappelle pourtant la nécessité. Cependant, cet eurocentrisme qui traduit un racisme inconscient doit aussi être dépassé. Nous ne devrions pas attendre qu’un conflit se rapproche de nous ou le « risque d’une guerre mondiale » pour nous sentir touchés, ni nous résigner aux indignations sélectives uniquement contre l’État russe.

D’autres peuples subissent ou ont connu récemment des situations de guerre, comprenant des occupations militaires, des massacres, des déplacements de population, des bombardements, des famines et nombre d’horreurs : Libye, Syrie, Yémen, Palestine, Tigré, Sud Soudan, Darfour, une partie importante du Sahel, Somalie, Syrie, Afghanistan, Est du Congo… Le Sud global n’attire jamais cette attention alors que bien souvent l’Occident participe à ces ingérences catastrophiques, ce qui ne lui donne aucun droit de donner des leçons.

Nos pensées vont vers toutes les victimes de ces conflits : nous sommes donc de tout cœur avec le peuple ukrainien, pour le retrait immédiat des troupes russes et le démantèlement de l’OTAN !


Ukraine : de quel « axe du bien » parle-t-on ?

Depuis le début de la guerre lancée par Poutine, nous avons apporté notre soutien à la population ukrainienne et réaffirmé notre opposition à la guerre, tout en rappelant que l’impérialisme européen et américain, via l’OTAN, était une partie du problème et qu’il porte des responsabilités dans cette escalade. Nous constatons un très large élan de solidarité envers l’Ukraine mais qui prend parfois la forme d’un soutien assez binaire présentant la Russie comme le mal absolu et l’Ukraine comme les gentils démocrates attaqués par la dictature.

Nous devons de fait, avant tout, rappeler que les interventions étrangères menées ou soutenues par les USA ou la France et suivies par le Royaume-Uni, l’Allemagne et leurs alliés ont tué des centaines de milliers de personnes, détruit des nations et contribuent à l’exil forcé de milliers de personnes. Ces quatre pays représentent accessoirement les quatre plus grands vendeurs d’armes au monde.

De plus, la façon dont les pays du Nord global traitent les exilés en les laissant mourir en Méditerranée et en les enfermant dans des camps, de la Grèce aux Usa, et dont l’Occident asphyxie les pays d’origine dans le sud global ne lui donne aucun droit à donner des leçons d’humanité. La vision du camp occidental comme « axe du bien » nous paraît donc assez peu réaliste.

Elle est surtout dangereuse car elle occulte une partie très sombre de la situation ukrainienne depuis plusieurs années. En effet, si le pays n’est pas juste un « repère de nazis » comme essaie de l’expliquer Poutine pour justifier son injustifiable offensive militaire, il n’empêche que le racisme, et notamment l’antisémitisme et l’antitsiganisme, occupent une place importante et très inquiétante dans la société ukrainienne. Et plus particulièrement dans les forces capables de résister à l’invasion russe.

Parmi ces groupes, il y a notamment le bataillon Azov, ouvertement néo nazi, qui s’est illustré en montrant il y a quelques jours une vidéo où ils enduisaient leurs balles de graisse de porc dans l’objectif de les tirer sur les soldats tchétchènes (musulmans)…

Ce groupe n’est pas marginal au sein de la société ukrainienne, il fait même partie intégrante de l’armée depuis 2014. Il soutient l’État d’Israël et aurait même obtenu l’appui de Tsahal. Il essaye de se donner une image plus acceptable, mais ceci n’empêche pas ses militants de prôner la lecture de “Mein Kampf”, du “Protocole des sages de Sion” ou de porter des insignes nazis.

Pour autant, l’alliance électorale d’extrême-droite, composée de Svoboda et du Secteur droit, a réalisé de faibles scores aux élections ukrainiennes. Mais ce n’est pas le cas de son voisin polonais où elle détient le pouvoir : la Pologne compte elle aussi des milices fascistes aux côtés de son armée régulière. Ne minimisons rien.

Les nationalistes ukrainiens, idéologiquement inspirés par Bandera, collaborateur du régime nazi et père du nationalisme ukrainien moderne, ont eu un rôle de terrain indiscutable durant la révolte de l’Ukraine. Ils avaient même obtenu des postes dans le gouvernement provisoire de l’après Maïdan dont la vice-présidence, les ministères de l’agriculture et de l’écologie, ainsi que celui de la défense.

L’Ukraine et la Pologne constituent aujourd’hui deux des bases les plus importantes pour l’entraînement au combat de toutes les branches les plus radicales de l’extrême-droite. Les répercussions pourraient être désastreuses dans toute l’Europe à moyen et long terme, encore plus avec le soutien militaire de l’OTAN.

Nous avons également vu des images révoltantes – qui n’auront, malheureusement, pas surpris tout le monde – de personnes voulant fuir l’Ukraine qui se voyaient refuser de monter dans des trains ou de passer la frontière polonaise, pour la seule raison qu’ils et elles étaient noirs… Selon des médias indiens, des étudiants indiens se sont vus infliger la même discrimination.

Ne pas visibiliser ces horreurs de peur de minimiser le soutien à une population attaquée, c’est la pire des stratégies, et un marqueur idéologique d’une Europe raciste. In fine elle ne fera que renforcer le racisme et l’intolérance, que ce soit du côté ukrainien, du côté russe et même en Europe. Nous nous devons de combattre les horreurs de la guerre tout autant que les horreurs liées aux impérialismes, plus particulièrement le racisme, et ce, peu importe d’où il émane.

Pour finir, gardons nous de considérer Poutine comme un antifasciste et gardons nous de toute indignation sélective : la compagnie de mercenaires nommée Wagner qui intervient dans plusieurs conflits à l’échelle mondiale pour le compte de la Russie est elle-même fondée et crée par un néo-nazi notoire : Dimitri Outkine.

Si le Kremlin est prêt à engager ce groupe pour faire le “sale boulot”, c’est tout aussi dangereux.


ON NE DISSOUT PAS LA RÉVOLTE - Soutien à Nantes Révoltée, menacée de dissolution par Darmanin

Darmanin vient de lancer une procédure pour dissoudre le média autonome Nantes Revoltée. Siphonner les idées d’extrême droite ne lui suffit pas. En plus de contribuer à mettre les fascistes dans la rue, Darmanin tente aujourd’hui de dissoudre un média ayant relayé une manifestation antifasciste à Nantes vendredi 21 janvier.

Nantes Révoltée est depuis 2012 un média à part qui donne un souffle de liberté et une analyse radicale sur les révoltes émancipatrices. Au fur et à mesure des années, le collectif nantais a écrit et documenté de l’intérieur de nombreuses luttes, nous faisant voir dans le tumulte du quotidien que des pratiques et des idées sculptaient sans cesse la route pour s’arracher à la fatalité du néolibéralisme et arrivent même à former des constellations révolutionnaires.

Nantes Révoltée est de ces médias qui prennent parti et qui l’affirment. Un fait rare et salutaire dans le champ des médias qui ont toujours colporter une fakenews originelle : leur soit disant objectivité.

En 2012, on y lit ce qu’il se passe sur la Zad de Notre Dame des Landes alors en proie à une tentative d’expulsion qui échouera. En 2016, le média nantais accompagne le mouvement contre la loi travail, véritable mutilation dans le droit du travail orchestré par le PS et en 2018, on leur doit la première analyse sensible et sensée sur les Gilets Jaunes dans le champs d’une « gauche » qui sucrait alors les fraises. On était deux semaines avant le 17 novembre. En 2019, le collectif prend cause dans la mort de Steve, noyé par l’intervention assassine d’une police barbare sur une free party sur un quai de Nantes. Nantes Révoltée porte haut et fort des mots qui résonnent encore dans nos têtes : « Justice pour Steve ! »

Que dit cette volonté de dissolution de médias autonomes dans une société où 90% de l’information est aux mains des milliardaires ? Que dit ce fait dans une société où la concentration médiatique nous inonde de la même fréquence, celle de la discrimination et de la haine en continue sur les chaines tv dont l’existence est destinée à servir la sauce des prochains candidats à la présidentielle ?

Il ne manquera à personne que l’intoxication médiatique permanente combinée à la censure des médias indépendants est la marque des pouvoirs totalitaires ou en voie de le devenir.

Aujourd’hui Darmanin fait le service après vente de la montée du fascisme qu’il orchestre. Après s’être donné le beau rôle en faisant dissoudre des groupuscules d’extrême droite dont il est proche idéologiquement (les Zouaves et Génération identitaire), le voilà maintenant à la manœuvre pour dissoudre un collectif publiquement opposé aux fascistes que le gouvernement contribuent à mettre dans les rues du fait de l’incessant rapprochement avec l’extrême droite pour leur en voler des électeurs. Voilà un exemple d’un autre genre pour imposer le célèbre concept : « il n’y a pas d’alternative ». Le pouvoir pourrait étouffer sa mère pour arriver à ses fins. Faire trinquer un média indépendant au service de l’émancipation n’est pas un problème pour ces monstres froids qui désirent s’imposer par n’importe quel moyen.

Ceci est une manœuvre politique et il s’agira de montrer qu’elle ne peut pas passer.

Dissoudre Nantes Révoltée, ce n’est pas dissoudre la révolte Gérald Darmanin. Celle ci gronde partout, elle s’échange entre toutes les bouches et pourrait bien péter à la figure de ceux qui tentent d’y mettre un couvercle.

Plus que jamais lisons Nantes Révoltée ! Propageons la révolte.
www.nantes-revoltee.com/


Chili : après deux ans de lutte une victoire plus que symbolique

Le combat continue

Après deux ans de situation insurrectionnelle, une page semble progressivement se tourner au Chili. Aussi il nous paraît important de tenter un décryptage à chaud, au-delà de l’aspect symbolique de cette victoire électorale, par les perspectives qui s’ouvrent dans ce pays du Sud Global, le plus riche d’Amérique latine. Rappelons que le Chili a été l’un des pays sur lesquels s’est expérimenté le néolibéralisme et l’impérialisme américain sous sa forme la plus brutale par la doctrine des Chicago Boys. Cette élection est probablement la date politique la plus importante depuis la fin de la dictature en 1990 et sûrement l’une des plus marquantes depuis l’assassinat de Salvador Allende et le putsh soutenu par la CIA de Septembre 1973.

Ancienne figure du mouvement étudiant, Gabriel Boric, 35 ans seulement, remporte l’élection présidentielle soutenu par une large coalition de gauche avec 56% des voix, contre le candidat d’extrême droite José Antonio Kast. La participation de 55% peut paraître faible, c’est pourtant la plus forte mobilisation aux urnes depuis la fin du vote obligatoire en 2012.

Portant un discours hostile au néolibéralisme et un programme au contenu social engagé dans la lutte contre les inégalités, Boric met en échec un homme d’affaires multimillionnaire, fils de SS, se réclamant ouvertement de l’ancienne dictature de Pinochet, dont la campagne a été faite uniquement sur le « rétablissement de l’ordre », le maintien du régime, et évidemment la peur et la haine envers le communisme, les minorités ou les communautés LGBTQI+.

Mais cette victoire est aussi celle de l’esprit de la révolte qui porte des millions de Chiliens depuis plus de deux ans.

Retour en 2019 : de base, c’est la hausse du prix du ticket de métro à Santiago, capitale du pays qui aura été le détonateur d’un mouvement social explosif et hors du commun dans lequel se retrouvent mêlés un rejet massif des inégalités sociales amplifiées par la pandémie, la dénonciation de l’état calamiteux des services publics, de la corruption endémique, du sort des minorités ethniques du pays, de la lutte contre le patriarcat ou pour l’écologie. Impossible également de faire l’impasse sur la répression à l’encontre de ce mouvement et un présent perçu comme la continuité d’un passé mal digéré alors que Pinochet n’a jamais été jugé et que sa constitution restait en place dans un pays alors dirigé par un milliardaire de droite : Sebastian Piñera.

Le bilan de ce soulèvement est lourd : des milliers de blessés, une trentaine de morts ? (chiffre très difficile à évaluer). On ne sait pas réellement combien de manifestants ont été arrêtés arbitrairement, on évoque des cas de tortures, et de femmes qui auraient été violées par les policiers ou les militaires.

Le dialogue rompu par l’ancien président Piñera, incapable de rétablir l’ordre qu’il promettait à sa base électorale s’est finalement retourné contre lui, même si il aura enfanté un candidat encore plus dangereux qui lui ressemble beaucoup. Sa base électorale a montré son vrai visage en affirmant son identité à travers le vote pour Antonio Kast, dernier cri des forces réactionnaires mises à mal par la fin du mandat de l’ancien président.

Après un revers aux élections municipales en mai dernier, alors que le pays reste en ébullition, le régime de Piñera complètement acculé s’est finalement résolu à faire une concession de taille, espérant une sortie de crise : un référendum sur un changement de constitution est proposé.

Le 4 Juillet 2021, le pays mettait un terme à la constitution mise en place par l’ancien dictateur Augusto Pinochet, inchangée jusqu’à présent.

Représentée par 155 personnes, cette constituante paritaire garantissait aussi une place réservée et permanente aux minorités indigènes pour la première fois dans l’histoire du Chili. Très majoritairement composée de personnalités indépendantes aux idées de gauche avec des profils divers (professeurs, avocats, femmes au foyer, militants écologistes…). Aucun parti politique n’a obtenu le tiers nécessaire pour y siéger en tant que groupe parlementaire pour y opposer un véto. L’abstention y est assez importante, y compris dans le camp révolutionnaire. Cependant toute la base électorale des appareils politiques de droite comme de gauche s’étaient mobilisés et n’ont pas réussi à former un groupe.

La droite alliée à l’extrême droite n’a pas pu maintenir l’ancienne constitution libérale et les partis de gauche se retrouvent en minorité, face à une gauche indépendante globalement plus radicale et issue de la société civile.

Cinq mois plus tard, c’est finalement un ancien porte-parole des mouvements étudiants qui remporte la présidentielle à seulement 35 ans. Alors oui, ce n’est pas encore le municipalisme libertaire appliquée à l’échelle nationale, mais cela reste deux victoires consécutives de taille après deux ans de luttes.

Ce soulèvement a permis de mettre fin à la constitution en place depuis la dictature, de redonner une conscience politique massive y compris sur sa propre histoire liée à l’indigénisme, en particulier chez les jeunes. Il aura réussi à renverser le bipartisme incarné par la droite pinochiste faussement plus acceptable et le centre-gauche représentée notamment par Michelle Bachelet qui estimait en 2006 que le processus démocratique était terminé.

Néanmoins, sans relativiser la tournure historique du résultat de cette élection, il nous paraît très important de souligner que globalement, le camp révolutionnaire semble rester plutôt sceptique et ne se résigne probablement pas à se contenter de cette victoire par les urnes.

Si le sentiment de satisfaction est logiquement fort dans l’immédiat, c’est maintenant que tout commence. La gauche va être confrontée à ses propres limites en tant que réformiste et on se doute qu’elle devra faire des concessions dans le rapport de force qui l’oppose de fait au poids de la bourgeoisie et de l’impérialisme américain qui doit être inquiet de la situation.

De plus, la radicalisation de la droite qui a choisi un gouvernement ouvertement fasciste qui rappelle Bolsonaro et dont le score dépasse les 45% demeure inquiétante.

Dans tous les cas, la lutte paye. Espérons que ce processus révolutionnaire s’affirme sur la durée par tous les moyens possibles sur le sol chilien et continue d’inspirer le reste du monde.

Le Chili a été berceau du néolibéralisme, nous lui souhaitons d’en devenir le tombeau.


Témoignage : l'État réprime des familles à la rue

Étudiant en sciences humaines, je suis bénévole chez Utopia 56 Paris depuis un an maintenant. L’association vient en aide de manière inconditionnelle aux personnes à la rue, majoritairement exilées, et gère surtout des situations d’urgence. Fin 2020, je consacrais mes deux premiers billets pour raconter 31h et 32h dans ma vie militante, à propos de la violence institutionnalisée de l’État et par extension de la police à l’égard des personnes sans domicile fixe et exilées notamment. En région parisienne, elles sont des milliers chaque année à subir les conséquences de ces politiques anti-immigration agressives, exclusives et férocement décomplexées.

Il y a un peu plus de deux semaines, le jeudi 28 octobre 2021 s’est tenue sur la place de l’Hôtel de Ville à Paris une action revendicative réclamant aux pouvoirs publics des hébergements pour des familles et mineurs à la rue. Environ 250 personnes exilées étaient présentes sur place pour demander à l’État de respecter la loi, car l’accès à un hébergement pour tou·tes est une obligation légale. Cette action a été violemment réprimée par la police.

J’ai été témoin direct de scènes plus qu’alarmantes. Rien n’a changé depuis l’année dernière. Ou alors cela s’est empiré. Triste et révoltante nécessité, je ne me vois pas ne pas à nouveau témoigner des faits profondément choquants dont j’ai été témoin, et parfois victime.

VOICI MON TÉMOIGNAGE.

◼️10h.

L’action est prévue aux alentours de midi. Je retrouve une partie des familles et des bénévoles à un des différents points de rendez-vous qui ont été donnés. Au moment où j’arrive, une mère épuisée par la nuit passée part prendre un café pour se réchauffer et se préparer pour la journée qui nécessitera beaucoup d’énergie. Elle nous confie son bébé assis sagement dans sa poussette. Paniqué au bout de trente secondes par l’absence de sa mère, l’enfant se met à pleurer. Même après être passé dans les bras de plusieurs mères et bénévoles, inconsolable, ses larmes ne s’arrêteront pas de couler avant que sa mère ne revienne, une dizaine de minutes plus tard.

Le soleil du matin éclaire faiblement les silhouettes, il fait froid. Une femme m’explique en pointant du doigt son mari, assis sur un banc et emmitouflé dans sa doudoune, qu’il est très malade et qu’il ne dort pas de la nuit. Elle s’inquiète beaucoup pour lui. En France, l’accès aux soins pour les personnes exilées est rendu très compliqué. Avant tout, elles ne sont pas toutes au courant qu’elles y ont droit, ou n’y vont pas par peur d’être arrêtées par la police. Surtout, les suivis médicaux de qualité sont très difficiles (voire impossibles) à mettre en place tant les moyens alloués à cet effet sont insuffisants.

◼️11h.

Nous partons du point de rendez-vous pour prendre le bus. Nous expliquons avec une amie à un père de famille qu’il est très risqué pour lui de prendre part à l’action en vue de son statut administratif (procédure Dublin). Il risquerait d’être intercepté par la police et d’être expulsé hors de France. Il fait donc le choix de ne pas participer, quittant ainsi sa femme et ses enfants. Elle/eux peuvent espérer obtenir une mise à l’abri si l’action réussit.

Une fois arrivé.e.s devant l’abribus, le père s’en va brusquement en tournant le dos au groupe et part à gauche au coin de rue. Nous le perdons de vue rapidement. Cinq minutes plus tard, le bus arrive. Le groupe composé d’enfants, de pères, de mères dont certaines enceintes, monte à l’intérieur.

◼️11h45.

Nous descendons du bus et nous rendons sur le lieu en question. Dans la minute, nous apprenons que le lieu originel de l’action est impossible d’accès. L’information a fuité : alors que le lieu était tenu secret, la police a appris où l’action devait se tenir. De nombreux groupes sont suivis par des policier.e.s infiltré.e.s (des renseignements généraux). Des familles sont bloquées par la police à Stalingrad. Des camions de CRS circulent dans le nord-est parisien pour l’occasion.

Tout semble déjà savamment mis en place pour empêcher à tout prix des familles et mineurs vivant à la rue d’obtenir un toit pour l’hiver. Après avoir discuté de la situation avec les familles, nous nous répartissons en petits groupes autour d’un carrefour dans le 11e arrondissement. Nous proposons aux familles de patienter et d’attendre un peu de temps dans la rue avant de nous diriger vers un nouveau lieu. L’attente et le harcèlement policier sont des situations discriminantes qui se reproduisent quotidiennement pour les personnes exilées.

◼️12h30.

Je discute avec François*, parent avec sa femme Isabelle d’une famille de quatre enfants, le plus petit encore bébé. Il m’explique à quel point leur vie est difficile. Il y a quelques années de cela, il fuyait la Côte d’Ivoire en espérant pouvoir reconstruire sa vie en France. Aujourd’hui, après avoir trimé pour obtenir un titre de séjour, il subit encore et toujours le mépris des autorités françaises. Ce mépris se répercute sur sa famille : ces derniers mois, ils/elles ont enchaîné galères sur galères, jusqu’à ce qu’ils/elles se fassent expulser de leur logement. Maintenant, ils/elles sont SDF. Pourtant, François a obtenu un CDD dans une boîte d’intérim récemment, mais il ne peut pas laisser sa femme seule s’occuper des quatre enfants, encore très jeunes. Il n’a d’autre choix que de mettre de côté son travail pour l’instant. Il ressent une tristesse et une désillusion profondes. Pourtant, il/elle font preuve d’une féroce détermination, plus qu’inspirante, à l’image de l’association qu’il/elle ont créé il y a peu de temps. Elle a pour objectif d’envoyer des jouets aux enfants précaires en Côte d’Ivoire.

Cette discussion réveille en moi une fervente colère envers ces politiques étatiques qui rendent la vie des personnes exilées impossible, même pour celles qui parviennent à obtenir un statut administratif « stable » ; et elles sont rares.

◼️13h.

Nous apprenons le nouveau lieu où doit se tenir l’action : ce sera sur le parvis de l’Hôtel de Ville de Paris.

Une fois des bouteilles d’eau distribuées au groupe, nous empruntons le métro en direction du lieu dit. Les poussettes sont nombreuses à rouler sur le bitume des tunnels piétons du métro. Les changements de lignes sont éprouvants pour les familles. Chaque escalier est un calvaire en plus, il faut porter ensemble les poussettes une à une. Nous attendons à plusieurs reprises une mère enceinte qui reprend sous souffle, épuisée.

◼️13h30.

Nous sortons enfin des méandres métropolitains. Je discute avec une mère, ses deux enfants lui tiennent la main. Comme elle est encore assurée d’avoir un hébergement d’urgence pour encore trois jours, si elle est contrôlée par les services administratifs sur le lieu de l’action, elle pourrait se voir retirer la garde de ses enfants. Elle serait en effet considérée comme une mère maltraitante pour avoir remis à la rue ses enfants alors qu’ils/elle ont accès à un logement. Depuis ce matin, nous essayons de lui faire prendre conscience du risque qu’elle encourt. Elle a beaucoup de mal à comprendre, moi aussi d’ailleurs. Comment peut-on infliger cela à une mère en détresse, qui sait pertinemment la difficulté que représente l’obtention d’un logement et le temps que cela peut prendre ? Elle souhaite simplement offrir une vie décente à ses enfants, mais l’administration française ne veut pas l’accepter. Livide, elle est contrainte à cause de ce fonctionnement de reprendre le métro avec ses enfants. Elle retourne donc dans leur hébergement temporaire du 115 (Samu social) à 1h30 de l’école où ses enfants sont scolarisés. François l’aide à descendre la poussette.

◼️13h35.

Nous ne sommes pas encore arrivé.e.s sur le lieu de l’action lorsqu’elle commence. En présence de quelques journalistes, sur le parvis de l’Hôtel de Ville, soutiens, familles à la rue et mineurs isolés déplient des tentes en nombre. Un campement spontané se dresse pour exiger des logements pour l’hiver aux familles et mineurs participants à l’action. Nous pressons le pas, je prends la poussette d’une mère enceinte pour faciliter son avancée. Il faut arriver avant que la police ne bloque tout accès à la place.

◼️13h40.

Lorsque nous arrivons, deux rangées d’une dizaine de camions de CRS chacune sont garées en face de la place. Des CRS encerclent le campement. Par chance, nous parvenons à entrer à l’intérieur. L’ambiance est très tendue, les forces de l’ordre ont réagi violemment très rapidement. Dès la première tente dépliée, elles sont intervenues. Elles raflent les tentes du campement, puis les entassent sur un côté du parvis, solidement gardées par des policier.e.s. Peu importe que des personnes se trouvent à l’intérieur des habitats de toile : une policière en tire et en soulève un froidement, sans se soucier de la femme qui l’occupe, contrainte d’en sortir brutalement. D’autres de ses collègues l’imitent. Une amie est sauvagement jetée à terre par un agent de police alors qu’elle tentait de l’empêcher de saisir une tente. Nous apprenons qu’un soutien s’est fait embarquer sèchement par les CRS après s’être interposé devant une scène semblable, cinq minutes seulement après que l’action ait débuté. Des personnes crient sous la pression virulente de nos prétendu.e.s gardien.ne.s de la paix. La police est là pour intimider, pour apeurer, pour traumatiser.

Je me trouve auprès des familles que j’ai accompagné au lieu de l’action et nous assistons à ces scènes. François se tient à côté de sa famille et m’interpelle. Il est scandalisé et se sent impuissant. Sans savoir où vraiment poser son regard, essuyant vivement les larmes naissantes dans ses yeux, il me dit ce qu’il ressent : un dégoût profond envers ces policier.e.s, un désir sincère d’être accepté tel qu’il est et de pouvoir enfin, avec sa femme, offrir une vie tranquille à sa famille. Sa détermination et sa rage de vivre me bouleversent, je ne sais quoi faire d’autre que de l’écouter avec la plus grande attention. Ce moment est d’une puissance sans nom. Par respect, je ne me laisse pas submerger par les émotions, et dépose ma main contre son dos en guise de soutien. Soutien forcément insuffisant compte tenu des souffrances qu’il a accumulées depuis de nombreuses années. Je me sens totalement impuissant.

La honte. Jamais nous n’aurions pu imaginer que la Préfecture de Police puisse se comporter ouvertement ainsi à l’égard de familles et de mineurs vulnérables. La honte. Ce mot tourne en boucle dans ma tête. La honte. La police, impunie, agit en roue libre totale. L’État français brise des vies.

◼️14h15.

La police se replie légèrement et marque un temps de pause, fière du succès de sa première opération : une grande partie des tentes ont déjà été saisies, entassées et désormais bien gardées. Nous sommes maintenant nassé.e.s, encerclé.e.s par les forces de l’ordre : plus personne ne peut entrer, mais n’importe qui peut sortir. Pour les personnes exilées, sortir signifie abandonner la possibilité de pouvoir dormir au chaud ce soir, et pendant l’hiver. Pour les bénévoles et militant.e.s, sortir signifie se soumettre une nouvelle fois à la politique de non-accueil de l’État et laisser tomber les personnes qu’elles/ils se sont engagé.e.s à soutenir. Aucun individu ne souhaite sortir, donc.

Sur la place, des gens s’agglutinent autour du rassemblement et observent la scène. Ils/elles se mélangent aux personnes exilées qui n’ont pas pu arriver à temps sur le lieu de l’action, ou qui ont décidé sous la pression de sortir de la nasse. En effet, un certain nombre de personnes, notamment des mineurs isolés, ont préféré abandonner l’idée d’obtenir un logement, angoissées et apeurées par la violence de l’organe répressif de l’État.

L’atmosphère est très tendue, personne ne s’attendait à ce que les agents en bleu soient aussi violent.e.s. Le silence criant qui se répand sur le parvis est significatif de l’état de choc et de stupéfaction dans lequel nous sommes. A cet instant, une seule personne a la force et la rage suffisantes pour exhaler son ahurissement et sa colère. Debout et au bord des larmes, François invective les femmes et hommes en bleu qui nous encerclent. Forte et tremblante, sa voix résonne et brise le silence. Ses trois enfants sont assis juste derrière lui, à l’intérieur d’une des tentes encore restantes. Leurs six yeux écarquillés suivent intensément leur père du regard. Ses mots sont lourds et sensés, puissants et assumés. Il exprime tout le mépris et la colère qu’il ressent à l’égard de l’État français et de sa police qui rejettent violemment sa communauté, comme il dit, elles, personnes exilées et ultra-vulnérables.

Entouré de dizaines de ses subalternes qui nous encerclent, un gradé empoigne un microphone. Première, deuxième et troisième sommations. Ils/elles vont faire usage de la force si nous ne daignons pas partir et rentrer chez nous, car notre manifestation est illégale. Chez nous ? La majorité des personnes présentes dorment à la rue et sont justement là pour réclamer un chez soi. Ses propos sont absurdes, d’une indécence sans nom. En fin de journée, une amie me racontera qu’à ce moment, sous la pression, un père de famille s’est taillé les veines. Sa femme était en panique. Ils/elles ont été sorti.e.s du rassemblement.

Suite à ces annonces, François se retourne, dos aux forces de l’ordre. Il encourage ardemment les quelques 180 personnes encore présentes à tenir tête, jusqu’à ce que nos revendications soient entendues. Son intervention est saisissante ; elle me remotive.

◼️14h30.

Les CRS commencent à intervenir et s’immiscent au milieu du camp en file indienne et le scindent en deux. Nous sommes sur le qui-vive, la tension est à son comble. Les soutiens tentent de constituer une chaîne humaine, fragile, entre le camp et la police. Un bénévole se fait prendre par le bras par deux policiers qui le sortent hargneusement de la nasse. Il semble que les forces de l’ordre aient pour objectif d’expulser un à un les soutiens avant les personnes exilées. Nous avons le réflexe de nous asseoir afin de rendre plus difficile à la police de nous éjecter.

Assis juste devant des familles et quelques tentes avec un bénévole, Alexis, nous nous serrons les coudes. Une petite dizaine de CRS se dirige vers nous. Ils nous demandent de nous lever. Nous refusons. Ils réitèrent leur demande. Nous la rejetons à nouveau. Très vite, ils s’avancent vers nous et empoignent énergiquement avec leurs gants coqués nos bras et nos jambes.

Nous sommes rapidement séparés. Trois CRS me soulèvent et me portent. Mon sac traine au sol. Mon téléphone tombe par terre. Celui qui me tient les bras avance que je suis trop lourd et me lâche les poignets la seconde suivante. Je me retrouve soudainement vulgairement traîné au sol en toute illégalité par ses deux collègues, indifférents, qui me tirent par les chevilles en direction de l’entrée de métro la plus proche. Cela me vaudra plusieurs écorchures au dos et aux bras. Cinq mètres plus loin, le même policier me reprend les poignets pour me soulever à nouveau. Arrivé devant l’entrée de métro, ils me menacent de me jeter dans les escaliers si je ne daigne pas me lever. Même si j’accepte de me lever, cela n’empêche pas l’un d’eux de me pousser droit vers les escaliers. Je manque de tomber. Alexis a lui aussi été emmené de force au même endroit. Trois policiers restent devant les escaliers pour nous empêcher de revenir sur le lieu de l’action. Nous refusons de partir malgré leur insistance.

A peine levé et un peu sonné, j’entends à quelques dizaines de mètres plusieurs cris venant du rassemblement. Alors que nous en avons été évincés, les policie.re.s entrent en confrontation : ils/elles font des percées dans le campement pour secouer, récupérer des tentes, pour attraper de manière arbitraire de nombreuses personnes et les extraire de la nasse. Ces interventions produisent systématiquement une montée en pression et frappent les esprits. Plusieurs personnes sont blessées. Lors d’une percée, des policiers attrapent vigoureusement une femme exilée atteinte d’un handicap moteur. Une amie me racontera que, dès que la mère a vu les hommes en bleu s’avancer vers elle, elle a poussé par réflexe sa fille pour la protéger et l’écarter du danger. Sa fille a vu sa mère se faire agresser à deux mètres d’elle. D’après beaucoup de soutiens, ses pleurs et ses cris furent terrifiants. Les policiers finirent par relâcher la femme et poursuivirent mécaniquement leur intervention. Dans la cohue, une autre amie me rapportera qu’un policier s’était emparé du portefeuille d’un homme exilé. Cet agent finit finalement par rendre le portefeuille à son propriétaire lorsqu’il se rendit compte qu’il avait été pris en flagrant délit par la caméra de mon amie.

Les cas de violences physiques et psychologiques ne font que s’accumuler par dizaines depuis ce matin. Que nous en soyons victimes ou spectateur.rice.s, nous sommes injustement impuissant.e.s face à ces scènes abjectes. Nous ne pouvons que compter sur les nombreuses caméras de bénévoles et celles de quelques journalistes qui saisissent sur le vif ces images. C’est tout ce qui semble nous rester.

◼️15h.

Peu de temps après, d’autres agents de police ramènent un mineur isolé à la bouche de métro où nous sommes toujours bloqués avec Alexis. Ils lui ont enlevé sont haut pour faciliter le fait de le porter. Celui-ci se retrouve torse nu, humilié pour avoir tenté calmement d’entrer au sein de la nasse et espérer une mise à l’abri. Arrivés devant l’entrée du métro, les CRS nous le jettent sèchement dessus, acte qui manque de nous faire tomber tous les trois dans les escaliers. Furieux, nous les invectivons. Le jeune, anglophone, est particulièrement remonté contre les policiers : il les insulte vigoureusement, laissant sa colère s’exprimer. Les policiers tentent de le faire taire, l’un d’eux déclare : « On est en France ici ! On parle Français ! Ok ? ». Ils finissent par nous demander éhontément de le faire taire.

Alors que l’on nous retient dans les escaliers de l’entrée de la bouche de métro, ma tête se trouve à la même hauteur que le sol du parvis. J’observe à travers les grilles de l’escalier les jambes des passant.e.s empruntant chacun.e des trajet différents. Certaines jambes passent leur chemin, d’autres s’arrêtent devant la scène, puis repartent. D’autres interrompent leur trajet ; les jambes s’immobilisent. Je lève la tête. Accompagnée de deux jeunes enfants, une femme nous dépose un regard bienveillant puis tourne la tête vers les policiers et se met à les interpeller. Cernés par les critiques exprimées par de nombreuses bouches qui les entourent, les trois agents de police peinent à rester de marbre. Ils sont déstabilisés mais font mine de ne pas l’être. Accoudée à la barrière juste au-dessus de moi, la femme me propose avec un sourire complice une cigarette que j’accepte volontiers. Son attitude confère un soutien rassurant et éloquent.

Un député de Seine Saint Denis, Eric Coquerel, vient à peine d’arriver. Il nous adresse un mot de soutien, appuyé sur la rambarde de la barrière de la bouche de métro. Il se dirige par la suite vers le rassemblement rejoindre le peu d’élu.e.s présent.e.s sur place pour tenter de raisonner le commissaire chargé de l’opération de répression. Cela ne changera malheureusement pas grand-chose. D’autres soutiens sont amené.e.s dans l’escalier métropolitain, une femme et un homme exilé.e.s y sont aussi dirigé.e.s sous les ordres des policiers. Alors que nous sommes maintenant nombreux.ses à y être entassé.e.s, l’un d’eux nous ordonne de faire attention car elle est enceinte. Quel cynisme.

Depuis le début de l’action, beaucoup de femmes enceintes ont été violentées par ses collègues. Plusieurs d’entre elles ont fait des crises de panique du fait de l’atmosphère ultra anxiogène créée de toute pièce par les forces de l’ordre. Deux ont fait un malaise et ont dû être évacuées, prises en charge par les secours. En tant que témoin de plusieurs scènes affligeantes, une amie me rapportera d’ailleurs que les propos déplacés tenus par ce policier devant l’escalier n’étaient pas un cas à part. Lors de leurs interventions, un CRS a demandé à ses collègues de ne pas toucher aux femmes enceintes ; en guise de réponse, un autre lui a ri au nez en levant les yeux au ciel. Un autre a scandé en riant à un de ses collègues en regardant les femmes exilées : « Qu’est-ce qu’elles pondent celles-là ! ».

◼️15h30.

Sachant que la station de métro Hôtel de Ville comporte plusieurs accès, nous décidons d’emprunter un.e à un.e ou en petits groupes le tunnel souterrain pour prendre un autre escalier et nous libérer enfin du blocage policier pour rejoindre à l’extérieur le rassemblement. Lorsque je descends à mon tour dans le tunnel, vide, j’entends derrière moi le cris puissant d’une bénévole en pleure ; il résonne dans tout le souterrain. Elle arbore un énorme bleu sur la pommette. Elle court se réfugier dans la rame de métro. Elle reviendra quelques minutes plus tard à l’extérieur, le visage fermé.

Dehors, pratiquement l’entièreté des soutiens a été évincée du rassemblement. En face de l’Hôtel de Ville, nous sommes une quarantaine réuni.e.s en bloc devant les forces de l’ordre qui encerclent le rassemblement, composé d’une grosse centaine de personnes exilées et d’une dizaine de bénévoles affichant une détermination certaine. On peut apercevoir encore quelques tentes qui ont échappées aux mains des CRS, sous lesquelles des enfants s’abritent. A l’extérieur de la nasse, nous discutons entre bénévoles : nous sommes sidéré.e.s, outré.e.s par ce qu’il se passe.

Sur notre droite, nous apercevons des policer.e.s suréquipé.e.s se diriger de manière flegmatique vers le rassemblement. Cagoulé.e.s et revêtant des casques intégrales, les BRAV-M (Brigades de Répression de l’Action Violente Motocycliste) ont été mobilisées par la Préfecture de Police. Les BRAV-M sont les brigades créées en mars 2019 par Didier Lallement, alors fraîchement nommé préfet de Paris, afin de réprimer le mouvement des Gilets Jaunes (et les années suivantes contre les mobilisations opposées à la réforme des retraites, la loi de Sécurité globale et à la réforme du chômage). Ces brigades motorisées sont très largement critiquées : elles sont là pour surprendre, pour faire peur, pour réprimer la contestation. Qualifiées par beaucoup d’ultra-violentes, elles rappellent pour maintes personnes les pelotons de « voltigeurs » des années 1980 à l’origine de la mort de Malik Oussekine en 1986 (qui furent dissous suite à cette affaire).

Pour la majorité des membres de la brigade, leur RIO (Référentiel d’Identité et de l’Organisation) est illisible ou absent de leur équipement, ce qui est illégal. Ce matricule permet de les identifier individuellement : le fait de ne pas le porter ou de le rendre illisible leur permet d’être beaucoup plus difficilement reconnaissable, et donc d’éviter d’être identifié.e si une enquête pour violences policières est ouverte. L’un d’entre eux/elles a même osé rayer vulgairement au feutre noir les deux tiers de son matricule. Le sentiment d’impunité est total.

Nous sommes indigné.e.s, apeuré.e.s et révolté.e.s de les voir poser pied à terre et se diriger vers les personnes nassées. La préfecture de Paris a fait le choix de les faire intervenir sur place pour réprimer une action pacifique, composé d’individus ultra-vulnérables et non violents. Certain.e.s d’entre eux/elles remplacent une partie des CRS près du rassemblement. D’autres s’arrêtent près de nous.

◼️15h40.

Un gros camion de CRS avance vers la place et s’arrête juste devant le tas de tentes précieusement gardé par les BRAV-M. Des CRS ouvrent les portes du véhicule, vide. D’autres commencent à s’activer en empoignant les tentes une à une puis en les chargeant dans le camion. Le matériel de survie est stocké au fur et à mesure dans le camion, de manière assez désordonnée. Les tentes ‘’3 secondes’’ sont en effet difficiles à plier… Cette scène nous rappelle exactement celle qui s’était déroulée le 24 novembre 2020 où l’installation d’un camp d’hommes exilés sur la place de la République à Paris avait été lourdement réprimée. La police avait là aussi saisie les tentes, appartenant pourtant aux SDF. Une plainte collective encore en cours avait été déposée notamment pour « vol en bande organisée » contre les préfets de police de Paris, de Seine-Saint-Denis et d’Île-de-France (1).

L’État est plus rapide à mobiliser un véhicule pour transporter des tentes plutôt que pour transporter des familles et mineurs à la rue vers un lieu de mise à l’abri. Non seulement il les violente mais il leur confisque en plus leur matériel de survie. Comment peut-on ne pas avoir honte d’effectuer ce genre de mission ? Avec d’autres soutiens, c’est la question que nous posons aux agents sur place. Aucun d’entre eux/elles ne semble prêter attention à ce que nous leur disons.

Les CRS nous ordonnent de reculer et de passer de l’autre côté de la rue afin de toujours plus nous écarter des personnes encerclées, qui peuvent encore espérer une mise à l’abri. Ils interviennent en même temps à l’intérieur de la nasse pour récupérer des tentes et expulser certains individus. Une femme exilée est évincée du rassemblement et ramenée vers nous. Elle explique paniquée aux CRS qu’elle veut retrouver sa fille qui est toute seule à l’intérieur de la nasse. Ils refusent. Témoins de cette nouvelle scène abjecte, nous appuyons sa demande avec d’autres soutiens. Malgré un léger instant de flottement, les policier.e.s refusent à nouveau froidement. Ils sont en train de provoquer en direct de lourds traumatismes, en pleine état de conscience.

Suite à cela, un CRS me fixe d’un regard noir. Il défend le fait que c’est ainsi que cela doit se passer. Je lui tiens tête. Il n’aime pas ça, et me répond sèchement mots pour mots qu’il a « hâte de me fumer ». Bien qu’ils/elles se trouvent à côté de lui, ses collègues ne bougent pas d’un iota, se rendant de fait complices de sa menace outrancière.

Nous nous retrouvons maintenant à une soixantaine de mètres du rassemblement. De loin, nous distinguons difficilement les dizaines de silhouettes cachées pour la plupart par les corps alignés des policier.e.s. D’un seul coup, malgré la violence de ces dernières heures, les personnes exilées nassées scandent haut et fort des messages de soutien et d’encouragement dans note direction. Elles chantent aussi ensemble leur souhait d’obtenir des maisons. Cela redonne de la force, et nous leur renvoyons les encouragements en prononçant fièrement notre solidarité avec les personnes exilées.

◼️16h.

Les forces de l’ordre finissent de boucler le secteur autour du parvis de l’Hôtel de Ville. Tous les soutiens sont éloignés du rassemblement, tout comme les quelques journalistes présent.e.s sur place. Indépendant.e.s ou pas, les CRS les mettent à l’écart : c’est par exemple le cas de Rémy Buisine, journaliste chez Brut, ou encore de NnoMan, photoreporter.

Cela fait désormais plusieurs heures que l’action dure, aucune personne encerclée n’a pu sortir de la nasse. Interdites de sortir de la nasse, des personnes sont contraintes d’uriner dans des bouteilles en plastiques vide. Des enfants se font réprimander par un CRS car ils jouent au football. A nouveau, une femme enceinte fait un malaise. L’attente, toujours l’attente. Et le harcèlement policier qui n’en finit pas, humiliant et traumatisant.

Il ne reste plus qu’un îlot composé d’une grosse centaine de personnes au milieu de la place vide, défendue par des rangées de policier.e.s qui y bloquent l’accès. D’autres CRS persistent à nasser le groupe au milieu de la place. Technique de maintien de l’ordre très largement utilisée depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la nasse a pourtant été interdite en juin dernier par le Conseil d’Etat. D’après le communiqué de cet organe étatique, elle porte notamment « atteinte à la liberté d’aller et venir » et « rien ne garantit que son utilisation soit adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances » (2). Seulement, Didier Lallement laisse faire volontairement, et nos gouvernant.e.s ferment consciemment les yeux. Cela amène donc à des situations comme celle qui se déroule depuis ce début d’après-midi : des nourrissons, bébés, enfants, hommes et femmes vulnérables victimes de violences psychologiques et physiques par l’Etat via la police.

Familles, mineurs isolés et soutiens, nous sommes une centaine posté.e.s sur le trottoir rue de Rivoli à quelques dizaines de mètres du rassemblement, retenu.e.s par la police. Les familles et les mineurs avec nous ne peuvent pas espérer une mise à l’abris par l’Etat ce soir, seules celles nassées ont ce droit. A côté de moi, quatre enfants âgés de 5 à 8 ans jouent à la balle devant un policier tout en observant le rassemblement. L’un d’entre eux reconnaît au loin deux camarades de jeux dans la nasse, qu’il avait l’habitude de voir aux maraudes d’Utopia 56. Il lance un regard envieux à ses camarades et dit aux trois autres enfants à côté de lui : « Ils ont trop de la chance ! J’aimerais trop pouvoir avoir une maison moi aussi ! ». Ses copains acquiescent ses propos avec enthousiasme, puis ils se remettent à jouer, sous les yeux du jeune CRS.

◼️16h30.

Comme beaucoup de personnes encerclées n’ont pas pu manger ni s’hydrater aujourd’hui, nous décidons avec des ami.e.s d’aller acheter des biscuits et des bouteilles d’eau afin de les leur distribuer. Quelques minutes plus tard, nous revenons avec un caddie de supérette rempli et nous nous arrêtons devant la rangée de CRS. Ils refusent de nous laisser passer. Leur gradé, intrigué par la scène, intervient. Il finit par accepter qu’une seule personne ramène le cadi au centre de la place. Je suis désigné pour y aller. Jamais nous n’aurions pensé que nous devrions négocier pour distribuer de l’eau et des gâteaux. Je traverse le no man’s land en poussant le caddie jusqu’au rassemblement. En m’apercevant arriver, les personnes exilées se lèvent, crient de joie et entonnent des slogans. Je lève le point en l’air, mais je me sens profondément mal à l’aise. Comment est-il possible que l’on acclame la venue de ce caddie alors que j’amène simplement des bouteilles d’eau et des biscuits ? Cette scène en dit long sur les innombrables privations matérielles dont les personnes exilées sont victimes. Préméditée, violente et systémique, la politique de non-accueil les empêche d’accéder à une existence digne.

Les vivres leur sont distribuées. Les enfants s’agglutinent autour du caddie pour demander une madeleine et une bouteille d’eau. Une fois le caddie vidé, je ramène le caddie et retrouve mes ami.e.s qui observaient la scène depuis la rue de Rivoli.

◼️17h.

Les cars doivent bientôt arriver et prendre en charge l’ensemble des personnes exilées retenues par les CRS au centre de la place depuis des heures. Les familles et les mineurs se lèvent pour constituer une file d’attente. Elle s’étend sur plusieurs dizaines de mètres. Familles et mineurs devront attendre deux heures dans cette position avant de pouvoir monter dans les cars.

◼️19h30.

Après des heures d’attentes, les 126 personnes rassemblées jusqu’au bout s’installent enfin dans des cars. Elles seront emmenées dans la soirée dans un gymnase réquisitionné à l’occasion par la mairie de Paris pour les loger en attendant une solution pérenne d’hébergement. Pendant ce temps, la maraude du soir de mise à l’abri des familles et des mineurs isolés d’Utopia 56 s’organise de l’autre côté de la place, gérée par des bénévoles qui viennent d’arriver. Sur le trottoir, une grosse centaine de personnes à la rue est présente et réclame de l’aide. En effet, seulement la moitié des personnes ayant participé à l’action bénéficie ce soir d’une mise à l’abri.

La fracture entre les personnes exilées assises dans les cars et celles réunies dehors dans le froid sous la lumière blafarde des lampadaires est profondément déstabilisante et déroutante. Ce soir, ces personnes à la rue dormiront soit sous tentes, soit dans un des hébergements du réseaux solidaires d’Utopia 56.

◼️19h30.

Lorsque les cars partent, les policier.e.s lèvent leur dispositif. De nouveau accessible, la place redevient soudainement un lieu de passage emprunté par des dizaines de personnes à la minute. Nous retrouvons des ami.e.s qui ont passé toute l’après-midi nassé.e.s. Nous prenons le temps d’échanger au sujet de ce qu’il s’est passé aujourd’hui avant dans rentrer chacun.e chez nous, choqué.e.s et épuisé.e.s.

Je ne me voyais pas ne pas témoigner tant ce dont j’ai été témoin me semble alarmant. Alors que nous subissions le climat politico-médiatique plus qu’inquiétant, donnons-nous la possibilité de revendiquer et de défendre la société dans laquelle nous souhaitons vivre.

Pour beaucoup de soutiens, beaucoup de scènes lors de cette action étaient similaires à la très dure répression policière qui s’était tenue en fin novembre 2020 contre l’installation d’un campement spontanée, sur la place de la République à Paris. C’était il y a un an. Politiquement, rien ne semble changer, si cela ne s’est pas empiré. Cette journée et la façon dont les pouvoirs publics ont géré la situation est représentative et symptomatique de la période dans laquelle nous vivons actuellement.

Ces actes de violence déshumanisants ne sont pas des cas isolés. Ils répondent à une stratégie politique de harcèlement en France et jusqu’aux frontières de l’Europe qui vise à briser la vie des personnes exilées, à les dissuader de se penser comme des êtres égaux/égales en droit avec le reste de la population. Ces stratégies politiques rejettent en bloc de manière décomplexée les droits fondamentaux des personnes exilées et les accords internationaux que la France a pourtant signé en ce sens (Droits de l’Homme, de l’Enfant et Droit d’Asile).

Depuis jeudi 28 octobre et la mise à l’abri des 126 personnes, l’association Utopia 56 accueille quotidiennement une cinquantaine de famille à la rue. Chaque soir, une dizaine de familles et plusieurs dizaines de mineurs isolés accompagné.e.s par Utopia 56 sont contraint.e.s de dormir dehors, dans nos rues. Le réseau d’hébergement citoyen de l’association ne permet pas de loger à la nuitée toutes les personnes vulnérables. Le 115 ne répond pas aux demandes constantes des familles car les Centres d’Hébergement d’Urgence sont saturés.

A l’heure où l’on peut se demander librement sur une chaîne d’information en continu sans trop se faire de soucis si il faudrait « tirer sur les migrants » (3) ou bien « les laisser crever dans le froid » (4) ; à l’heure où notre Président ignore la grève de la faim de militant.e.s à Calais (5), affirmant de manière éhontée qu’à chaque expulsion les personnes exilées sont mises à l’abri (6) ; à l’heure où un maire peut ordonner l’expulsion d’un refuge d’accueil d’exilé.e.s dans les montagnes au début de l’hiver (7) ; à l’heure où des milliers de personnes survivent dans les rues en bas de chez nous alors que l’on recense plus de 3 millions de logements vacants en France (😎 ; il y a urgence.

Pour les personnes qui sont en mesure de le faire, mobilisons-nous ! Ne nous laissons pas dépasser par les élections présidentielles et une grande partie de la classe politique qui ne nous écoute pas. Faisons valoir nos choix de sociétés de manière collective contre la montée des idées d’extrêmes droite. Luttons contre la dystopie autoritaire et institutionnalisée.

Je vous remercie très sincèrement de m’avoir lu.

Je remercie également Pauline Tournier d’avoir accepté que je diffuse ses photographies, particulièrement parlantes, à retrouver sur https://blogs.mediapart.fr/emile-rabreau/blog/151121/un-jour-dans-ma-vie-militante-l-etat-reprime-impunement-des-familles-la-rue

~ Emile R.

* : L’identité des personnes a été volontairement modifiée afin de respecter leur anonymat.


Le procès du CRS Dominique Caffin : la fabrique de l'impunité

Le CRS Dominique Caffin était jeudi 18 novembre en procès pour avoir matraqué Mélanie à la nuque pendant une manif Gilets Jaunes (acte 23, avril 2019). Provoquant évanouissement et longues séquelles. Son acte barbare est un archétype des violences policières dont la bourgeoisie a besoin et que la justice ne condamne jamais.

En 2019, il est même décoré par Castaner. Sa réputation d’ultra violent ne fait pourtant pas de doute. Et il trimballe quelques casseroles : en 2003, plusieurs faits graves sont identifiés dans l’unité qu’il dirige : agressions sexuelles, violences contre des migrants, chants nazis. (Libération). Mais trois fois rien dans la police…

Dominique Caffin est aussi le CRS qui mène la charge lors du tabassage général du 1er décembre au Burger King (Libération), où les images de quasi tortures infligés par les flics aux Gilets jaunes à terre ont fait le tour des médias.

Hier à son procès, Caffin qui était venu avec sa tenue d’apparat « explique calmement qu’il est choqué d’être visé par une plainte et que le terme violences policières le crispe » (Action Antifasciste Paris banlieue/Twitter/lien du thread)

Bien que dans le dossier IGPN de Mélanie figure expressément qu’elle venait d’un cortège calme, le qualificatif « de situation insurrectionnelle » employé par Caffin fait figure de chèque en blanc pour justifier son arbitraire si lourd de conséquence. Le qualificatif « insurrectionnel » est une boite de pandore dans la bouche de la police et offre un angle mort monumental pour faire du sale tout en sachant que la justice n’aura rien à y redire. C’est une manière aussi de décider à postériori si la police était débordée ou non, pour justifier après coup de l’emploi complétement disproportionné de la force.

« – Je ne sais pas si elle est personnellement violente. Mais elle est dans le groupe. Je ne l’ai pas vu jeter de projectile. Mais elle était là pour entraver notre manœuvre. Et elle a un sac à dos. 
- Et ? Demande à son tour, l’avocat de Caffin.
- Les projectiles ne sortent pas de nulle part. L’individu présentait un danger potentiel.» (live tweet de David Dufresne)

Des termes et accusations totalement subjectives faits par dessus la jambe qui ne seront pas examinés pour en démontrer le caractère d’auto persuasion mensongère, tellement propre au métier de policier.

« L’audience a duré cinq heures. Un cas d’école de la fabrication de l’impunité et du déni, sous l’œil complaisant du Parquet, et d’au moins un des trois juges (sachant qu’un dormait à moitié, ça nous en laisse un, une en l’espèce, à peu près bien). » (David Dufresne)

Ce procès était donc un simulacre de justice. Mais qu’attendre de plus ? Au moins on pourra se dire que ce Caffin aura du trainer sa carcasse pour s’expliquer devant des juges grâce à la persévérance de Mélanie. Au lieu de rester tranquillement chez lui ou même d’aller tabasser des gens comme c’est l’usage qu’il fait de son métier, il a du venir s’expliquer, son costume d’apparat de policier ne trompant que le regard d’une justice partiale et bourgeoise reconnaissant dans la barbarie de Caffin l’expression de la violence qui est nécessaire pour maintenir un ordre inégalitaire.

Le verdict sera donné le 7 décembre.

PS : Pour un portrait plus complet de cet officier des forces de répressions françaises :
https://desarmons.net/2019/10/02/le-zele-agressif-de-dominique-c-alias-go-crs/


EXCUSES AUX GJ - Lettre anonyme

Voici une lettre d’un GJ que nous avons reçue hier en messagerie et que nous avons décidé de vous relayer à l’occasion des 3 ans du mouvement

Trois ans.. Si loin, si proche.
Quand je repense aux premiers actes GJ, des frissons me prennent. Ce fut l’un des moments les plus forts de ma vie. Des souvenirs dingues. Des rencontres. Et l’espoir ! Pendant plusieurs semaines, tout nous semblait possible. Changer la société, changer nos vies.

Mais j’ai aussi d’énormes regrets et un vrai sentiment de gâchis : je m’en veux de ne pas avoir été assez loin, de ne pas avoir pris plus de « risques » lors des actes où cela aurait pu basculer.

Quand je pense aux milliers de GJ qui ont été blessés ou qui ont fait de la prison, je me dis que je n’ai pas été à la hauteur. Que j’aurais du engager mon corps et ma vie encore plus.

J’étais présent dès le premier acte. J’ai participé à plus de 100 rassemblements GJ en trois ans. J’ai monté des barricades, j’en ai enflammé. J’ai été en première ligne. J’ai participé à des manif sauvages extrêmement déterminées, à des envahissements de lieux (publics et privés), à des occupations. A plusieurs moments, j’aurais pu être interpellé, condamné et/ou blessé. On pourrait donc considéré que « j’ai fait ma part ».

Mais non, à y réfléchir, je n’ai pas fait tout ce que j’aurais pu. Et je le regrette. Et je m’en excuse auprès des milliers de GJ qui eux, sont allés au bout de leur rêve, et l’ont payé au prix fort.

Car aujourd’hui, quand je vois l’état de notre société, comment Macron et sa police ont réussi à écraser l’espoir d’une révolution populaire, et que seules les pulsions réactionnaires semblent encore audibles, je me dit une chose : s’il avait fallu que je fasse quelques mois de prison ou que je sois blessé pour que l’issue du mouvement débouche sur un renversement du système, je l’aurais fait. Sans hésiter.

Évidemment, je n’ai pas la prétention de penser que mes actes auraient changé le cours de l’histoire. Sauf qu’on sait que plus de 4 000 Gilets Jaunes ont été blessés et plus de 3 200 condamnés. On peut donc estimer que près de 10 000 citoyens ont payé, d’une façon ou d’une autre, le prix de cette révolte. 10 000. C’est énorme. Mais on sait aussi qu’on était au moins cinq à dix fois plus à être prêts à presque tout pour voir le mouvement aboutir à la chute du régime et du système. Or, si dans ces 30 000 à 50 000 Gilets Jaunes déters, qui ont eu la chance de ne pas subir les conséquences de la répression, nous avions été 10 000 de plus à pousser d’un cran notre engagement, et ce dans les actes les plus insurrectionnels, alors oui je pense que l’issue aurait pu être différente.

On ne vit pas avec des regrets.
Mais je tenais à profiter de ce troisième anniversaire du plus beau mouvement populaire que j’ai connu de ma vie pour remercier ceux qui y ont participé, qui s’y sont engagés, corps et âme. Les remercier, et m’excuser de ne pas avoir été aussi loin que ce que j’aurais finalement voulu, et pu faire.


Un million de logements vides... On squatte qui ?

EN FRANCE, 1,1 MILLION DE LOGEMENTS SONT VIDES DEPUIS AU MOINS DEUX ANS

Il y a quelques jours, les chiffres des logements privés vides des communes françaises ont été mis en ligne en accès libre par le gouvernement.

On y apprend qu’au 1er Janvier 2019 à Toulouse, 29195 habitations n’étaient pas occupées, soit 11.4% du parc privé, dont 3951 d’entre elles depuis plus de deux ans.
24 183 à Lyon (9.4%), 13290 à Nantes (8.9%), 108532 à Paris (9.89%), 46382 à Marseille (12.11%), 13814 à Strasbourg (11.6%), 21571 à Nice (9.9%), 18 440 à Montpellier (12.8%), 17348 à Lilles (15.3%)…

Mais qui peut se permettre de garder ces 1.1 millions de logements vides ?
Dont 300 000 dans les zones tendues, ces zones où l’offre ne peut pas répondre à la demande et où l’on connaît les pires galères de logement.

Des petits propriétaires qui proposent un bien à la vente sans trouver d’acheteur ?
Des héritiers en attente du règlement d’une succession ?
De gros propriétaires suffisamment friqués pour oublier qu’ils pourraient louer ?
Ou de gros bailleurs qui jouent la spéculation immobilière ?

Belle hypocrisie en tout cas du gouvernement, qui pointe du doigt le privé en ne communiquant que les données de leurs parcs.
Pas très joli de la part du premier acteur et réalisateur de la crise du logement…
Car même si l’Etat se fait discret sur le sujet, on se souvient qu’en 2015 les journalistes Denis Boulard et Fabien Piliu avaient dévoilé que l’Etat détenait 11.1 millions de mètres carrés de logements et bureaux vacants.

Bailleurs sociaux, église, état… tous jouent ce petit jeu de la propriété privée inoccupée.
Un jeu sordide et inhumain quand on sait que 4 millions de personnes sont mal logées ou non logées en France.

Selon les chiffres de la Fondation Abbé Pierre
300 mille personnes vivent dans la rue, un chiffre qui a triplé en 20 ans…
En 2020, 587 SDF sont officiellement morts dans la rue ou dans des abris de fortune selon le Collectif les Morts de la rue. Qui admet que ce nombre est loin d’être exhaustif.
Un jeu criminel donc.

Alors, on squatte qui ?